LA VICTOIRE AU BOUT DU CHEMIN

Le couperet vient de tomber. Elle n’aurait pourtant pas dû être étonnée. Cependant elle avait toujours espéré passer au travers des mailles du filet : cancer. Ou plutôt une petite tache suspecte sur le cliché mammographique à explorer. Son corps se met à trembler à l’idée de vivre ce que sa mère et sa grand-mère ont vécu. Elle était jeune lorsque sa mère avait combattu le crabe en vain. Un dépistage tardif de la maladie avait eu raison de sa vie malgré les traitements.

Elle écoute d’une oreille lointaine les propos du radiologue qui tente de la rassurer. Aujourd’hui la médecine a fait des progrès et de toute façon il faut confirmer le diagnostic par une IRM puis une biopsie. Elle n’est pas dupe… et lui non plus : il connait ses antécédents familiaux, et bien que non porteuse du gène incriminant, ils savaient tous deux que cela risquait d’arriver. Chaque année en passant la mammographie elle retenait son souffle face au verdict. Aujourd’hui une larme coule. Il appelle devant elle sa gynécologue, lui parle de la suite, car il y aura une suite : chirurgie. La conversation a lieu comme dans un brouillard. Elle pense à son mari, à l’annonce. Il comprendra enfin pourquoi l’idée de donner naissance à une fille lui faisait peur. Le risque était trop grand. Elle ne voulait pas de cette responsabilité.

Une fois dans la rue, les différents rendez-vous en poche, la réalité la rattrape. Elle a encore quelques heures avant d’annoncer la triste nouvelle à son conjoint. Elle craint sa réaction, qu’il la quitte, car elle connait les implications, les bouleversements que sa maladie va engendrer. Attablée à la terrasse d’un café, les conversations alentours lui parviennent tels des murmures. Un homme répond au téléphone « ne t’en fais pas, j’ai tout prévu, tout va bien se passer », comme un signe, une réponse à ses interrogations muettes. Puis « elle n’y verra que du feu » la ramène à la réalité : un pourri qui parle à sa maitresse. Elle le fustige du regard sans qu’il s’en rende compte.

Le chocolat chaud terminé, elle se lève brusquement. Soudain le désir de se lover dans les bras de son mari la prend. Elle marche vite, court presque, monte deux par deux les escaliers de l’immeuble – l’ascenseur est trop lent – insère la clé dans la serrure d’une main tremblante. Lorsque la porte s’ouvre un torse puissant l’accueille et l’enserre. Des mots doux la rassurent ; une main lui caresse les cheveux ; un baiser sur la tête finit par l’apaiser. « Je t’ai fait couler un bain ». Cette simple attention lui rappelle qu’elle avait toujours trouvé qu’il avait un sixième sens, qu’il savait anticiper ses moindres désirs. Ils en avaient ri au début de leur relation. « Allez, file, je m’occupe du repas ». Elle s’exécute non sans lui avoir lancé un regard amoureux.

L’eau moussante lui procure un bien-être qui lui fait oublier pendant quelques instants ce qu’il vient de se passer. La voix de son mari lui parvient à travers la porte, une voix étouffée – visiblement une conversation téléphonique – dont la teneur lui est incompréhensible. Des coups à la porte de la salle de bain lui font reprendre conscience du moment présent. Sans s’en rendre compte – ou peut-être que si – son corps avait glissé lentement dans l’eau, et la tête immergée, elle s’était mise en apnée instinctivement. Qu’est-elle en train de faire ? Elle se met à pleurer à gros sanglots.

Elle sent des bras la sortir du bain, l’entourer d’un peignoir et la garder un moment enveloppée, sans rien dire. « Tout va bien se passer. En attendant il faut garder des forces. Le repas est prêt. » La phrase bateau la réchauffe plus que ses bras et contre toute attente, elle mange        avec appétit. Il lui dit que son amie l’a appelée et la rappellera. Oui, elle aura besoin de toute l’aide disponible dans cette épreuve.

Le lendemain elle se réveille avec les rayons du soleil à travers les persiennes. Un regain de dynamisme lui fait reprendre espoir en l’avenir. C’est vrai, après tout, la médecine a fait des progrès. La recherche en matière de cancer, et particulièrement du sein, a évolué depuis sa mère. Un mot l’attend sur la table de la cuisine avec son petit-déjeuner qui la fait sourire. Elle a tellement de chance ! Elle lui envoie un SMS pour lui répondre, puis compose le numéro de son amie qui est sur répondeur. Elle ne laisse pas de message, elle ne peut pas lui annoncer ainsi. Cela ne ferait que la perturber alors qu’elle est en déplacement et dans l’incapacité de rentrer avant plusieurs jours.

L’heure avance. Elle n’oublie pas son rendez-vous d’IRM, puis dans l’après-midi la biopsie sous échographie. Cela va vite, très vite. Trop vite ? Sans doute pas. Plus c’est pris tôt et plus elle a des chances de tuer cette bête. C’est donc avec cet espoir retrouvé qu’elle glisse dans le tube de la machine malgré sa claustrophobie, qu’elle supporte son bruit infernal malgré le casque diffusant une musique trop faible, qu’elle attend avec patience le résultat malgré son angoisse revenue. Et si finalement ce n’était pas ça ? Hélas ! ça l’est. Nouveau rendez-vous est pris auprès d’un chirurgien pour le lendemain avec lequel une relation de confiance devra s’instaurer. La biopsie révèlera la nature exacte de la lésion mais il n’y aura sans doute pas de surprise. En effet.

Les jours suivants se déroulent au rythme de la maladie, des rendez-vous, des humeurs tantôt de peur, d’espoir, d’euphorie. Ce qui la frustre c’est de ne pouvoir en parler avec son amie. Ses appels tombent à chaque fois pendant ses absences, à croire qu’elle le fait exprès. Son mari a interdiction de lui en parler, ce qu’il respecte. En un an de mariage, il ne lui a jamais donné matière à douter de lui et là encore elle en a la preuve.

La date de la chirurgie est fixée. Une semaine encore à attendre pour être débarrassée. Et même si elle sait que cela ne s’arrêtera pas là, que des traitements suivront, l’idée de ne plus avoir cette chose en elle la rassure et la rend impatiente.

Assise face à l’anesthésiste, un léger tremblement la surprend. Il lui parle des risques inhérents à ce geste et notamment le produit injecté. Non elle n’est pas allergique. Il prend note tout en parlant d’un possible choc anaphylactique, donc réaction allergique imprévisible et fulgurante. Le doute l’assaille en plus d’une étrange sensation inexplicable.

De retour à l’appartement elle fait part de ses impressions à son conjoint qui la traite gentiment d’idiote. « C’est son rôle de parler des risques. Tout va bien se passer ». Encore cette phrase. Elle commence à ne plus la supporter. « Ton amie a appelé juste avant ton retour. Elle te rappelle demain ». Elle veut la rappeler de suite mais elle est sortie avec ses collègues pour une soirée tardive a priori, lui précise-t-il.

Elle lui manque et tout à coup elle se sent seule. Son silence ou ses appels manqués sont anormaux. Est-ce la peur ? Son mental est soudain en alerte. Dans la salle de bain elle entend une voix. Elle sort vite, à temps pour entendre « ok, je lui dis, ça marche ». Alors qu’elle lui crie « passe-la moi ! » il raccroche d’un air désolé. « Elle appelait vite fait avant d’aller à un concert ». A sa déception il ajoute « tu devrais lui laisser un message ». Bien sûr il a raison. Son obstination à ne rien dire par messagerie devient ridicule et elle finit par s’exécuter. Elle pleure tout en parlant et termine en lui disant qu’elle lui manque.

La date fatidique approche. Elle lit en diagonale tous les documents donnés. Parfois c’est son mari qui lui fait la lecture et signer les papiers à remettre le jour J. Le silence de son amie l’inquiète et la met en colère. Il n’essaie plus de la défendre. Au contraire, sa colère l’a contaminé.

L’avant-veille de son entrée en chirurgie ambulatoire, le nez-à-nez avec son assureur l’interpelle ; plus encore sa réflexion : « Alors, ce voyage, ça se prépare ? ». Après avoir nié, elle est surprise par sa certitude. Son mari lui a bien dit qu’ils allaient partir à l’étranger. Elle sourit car elle comprend qu’il veut lui faire une surprise pour l’après. Curieuse par nature, aussitôt rentrée elle farfouille sur son bureau pour trouver un indice sur la destination, excitée comme une enfant à la recherche des paquets de noël. Elle regarde dessus, ouvre les tiroirs : rien. Elle voit le secrétaire, il est fermé à clé. Elle glousse. Son désir de secret va jusqu’à fermer le meuble. Il la connait si bien ! Cela ne l’arrête pas. Au contraire. Un simple trombone lui permet de crocheter la serrure. Beaucoup de papiers sont rangés mais rien concernant un hypothétique voyage. Déçue elle va pour le refermer lorsque son regard est attiré par une feuille portant sa signature. Elle croyait les avoir tous avec elle pour la chirurgie. Un oubli sans doute. Elle regarde plus attentivement et voit l’intitulé. Un frisson la secoue de la tête aux pieds : « Assurance vie ». Elle recule d’un pas, puis l’autre, et bute contre un corps qui fait barrage. Elle se retourne vivement et voit le regard courroucé de son mari. Devant son interrogation muette, elle bafouille le pourquoi de son intrusion. Elle le voit se détendre, se diriger vers le secrétaire et prendre une autre feuille. Il a souscrit lui aussi à une assurance vie. La situation lui a fait réaliser qu’il fallait être prévoyant et que si lui, devait décéder, il voulait la mettre à l’abri. L’assureur lui avait parlé d’elle, qu’elle devait le faire aussi. Lui ajouter de l’inquiétude à ce qu’elle vivait était hors de question. Il l’avait donc fait passer parmi les autres documents. Il était désolé. Ses explications se tenaient et elle s’en voulait de sa suspicion. Elle n’avait pas besoin de ça.

Le lendemain, veille de la chirurgie, une déception l’attend près de la cafetière, un mot de son mari lui disant qu’il a un déplacement urgent mais qu’il sera là pour l’amener au service de chirurgie ambulatoire. Promis. Juré. Craché. Signé d’un cœur. Déçue bien sûr, la journée va être longue sans lui. La sonnette de la porte d’entrée retentit alors. Un bien étrange visiteur lui fait face. Un policier. Il vient voir si tout va bien. Devant son air d’incompréhension il lui fait part de l’appel affolé d’une femme qui prétend qu’elle est en danger. Elle lui dit que c’est ridicule, qu’il n’y en a aucun, à part peut-être celui de son intervention demain, mais ça ce n’est pas de son ressort. Elle ajoute un « je plaisante » devant son air perplexe. Il insiste pour entrer. Elle insiste pour voir sa plaque – tout semble en règle – et le laisse franchir le seuil. Pourquoi venir ici alors que d’habitude la police intervient quand il est trop tard ? Sa question est impertinente, cependant l’homme ne s’offusque pas et lui explique son déplacement. La femme au téléphone – qui s’avère être son amie – a fait des pieds et des mains pour que quelqu’un vienne car cela fait plusieurs jours qu’elle est sans nouvelles malgré ses appels répétés. Elle pense que le mari fait barrage et craint pour la santé de l’épouse.

Elle rit de bon cœur et, bien qu’elle n’ait pas à se justifier, lui explique la situation. Contre toute attente, le policier, loin d’être rassuré, fronce les sourcils. Il regarde les photos dans le salon tout en posant des questions sur les personnes représentées. Elles sont nombreuses et cela fait longtemps qu’elle n’y fait plus attention. Elle répond de mauvaise grâce, lui répétant que les inquiétudes de son amie son ridicules. Non son mari n’est pas là mais revient le lendemain matin. Cette vieille photo ? Prise à la faculté de médecine lors d’un bal costumé, dit-elle sans la regarder. Il n’a pas poursuivi dans cette voie. Il ne supportait pas la vue du sang. Le policier ne réagit pas.

« Bien, rappelez votre amie pour la rassurer et dites-lui d’éviter à l’avenir de déranger les forces de l’ordre pour rien ; ça pourrait lui coûter cher ». Elle lui promet de le faire et une fois la porte refermée sur lui, s’empresse de composer le numéro pour l’incendier. Messagerie, encore ! Une messagerie impersonnelle rappelant le numéro composé qui l’horripile. Elle lui passe un soufflon et raccroche. Ses yeux se portent sur les photos posées sur le buffet de la salle-à-manger. Un vent de nostalgie la saisit et l’envie de regarder de vieux albums se fait pressante. Elle sourit en regardant les souvenirs qui remontent au lycée, à la faculté, de lui, d’elle, puis de leur récent mariage. Une photo de groupe l’intrigue. Elle ne sait dire pourquoi. Il n’y a personne de sa connaissance à part son mari, pourtant quelque chose la dérange. « Bah ! c’est la faute du policier. Il me fait voir du louche alors qu’il n’y a rien ». Là-dessus son téléphone sonne. La communication est mauvaise. Il y a des grésillements. Elle entend « demain… retard… » avant d’être coupée. Elle refuse de se laisser gagner par le doute. Même en retard, l’important est qu’il soit là au réveil. Elle l’espère, elle y croit.

C’est le moment. Tout est prêt, même son mental. Elle s’est fait une raison, du moins le pense-t-elle. Sous la douche, elle espère encore que son mari entrera pour l’amener. Au lieu de ça, un SMS l’attend : avion retardé accompagné d’un smiley triste. Elle prend les clés. Elle a commandé un taxi qui arrive pile au moment où son cellulaire sonne de nouveau. Un numéro inconnu s’affiche auquel elle ne répond pas. Elle ne répond jamais aux inconnus. A eux de laisser un message pour les recontacter si besoin.

A l’entrée de la clinique, son estomac se noue. Le personnel l’accueille avec bienveillance et la prépare. Elle entend du brouhaha mais seule son intervention la préoccupe. Il est temps que ça s’arrête. Après ce ne sera qu’une formalité. Certes peu réjouissante au début mais pour du mieux, c’est certain. Elle ne sera pas seule dans le suivi.

Le brancardier la descend. Il est silencieux, elle aime autant ça. La salle de bloc est chargée d’appareils, de personnel. Il fait froid. Elle s’encourage mentalement. On lui a donné un cachet pour la détendre ; elle en ressent les effets. Le chirurgien s’approche, la rassure. L’anesthésiste se présente à elle. Son cœur fait un bond. Il prend ça pour de la peur. Ce n’est pas ça. Derrière son masque, une impression de déjà-vu. Pourtant son nom ne lui dit rien. Ce n’était pas lui à la pré-consultation. Elle proteste soudain. Quelque chose ne va pas. Elle veut bouger. Le personnel intervient pour la calmer. Elle a changé d’avis, refuse l’opération. Le produit commence à faire effet, pourtant du bruit fait rage à l’extérieur de la pièce, elle l’entend, le sent. Ce n’est pas normal. Elle ne peut rien y faire. Elle perd connaissance avec la peur au ventre.

Ce qu’elle ne vit pas et que son amie lui racontera à son réveil, aujourd’hui encore elle a du mal à y croire.

L’intervention n’avait pas eu lieu. A peine endormie, des policiers étaient entrés en force pour arrêter l’anesthésiste. Recherché depuis des années, l’officier venu la veille l’avait reconnu sur une vieille photo. Il avait mené son enquête et appris que son mari et lui étaient recherchés pour meurtres. Ils changeaient régulièrement d’identité et de lieu de travail. Son mari n’était pas à ses premières noces. Il épousait des femmes malades, croisées dans des salles d’attentes des cliniques, sur information de son ami anesthésiste. Ce dernier s’arrangeait pour provoquer leur mort pendant l’opération, arguant un choc anaphylactique et falsifiant le dossier médical. Ils partageaient ensuite l’assurance vie contractée quelques mois auparavant.

C’était ça cette impression en le voyant. Son inconscient l’avait reconnu sur la photo. C’était lui aussi à la terrasse du café parlant sans doute à son mari pour le rassurer « j’ai tout prévu, tout va bien se passer ». La pilule avait été difficile à avaler. Son amie avait eu la puce à l’oreille lorsqu’elle avait vu que ses appels restaient sans réponse. Elle avait contacté alors le mari pour savoir ce qu’il en était et son comportement l’avait alertée.

En investiguant davantage, c’est encore son amie qui avait remarqué que son numéro de téléphone enregistré avait été modifié, d’où l’impossibilité pour l’une comme pour l’autre de se joindre. Le fameux numéro inconnu était en réalité le sien.

La police avait arrêté le mari à l’aéroport, en partance pour les Bahamas, persuadé que dans la journée tout serait fait. Il n’aurait eu plus qu’à attendre l’appel de son ami d’enfance pour revenir et toucher l’assurance vie, non sans avoir pleuré à chaudes larmes devant son cercueil pour donner le change.

Oui elle l’a échappé belle, mais ce n’est pas son combat le plus difficile. Aujourd’hui, sa fidèle amie à ses côtés, l’opération va avoir lieu. Elle n’a plus peur à présent, elle est prête, car tout a été fait pour lui donner les meilleures armes pour la bataille ; elle le sent, elle l’espère : la victoire est au bout du chemin.

5 réflexions sur « LA VICTOIRE AU BOUT DU CHEMIN »

  1. Et bien bravo Véro 👏👏👍 en un jour imaginer tout ça… Chapeau ❗ j’adore, je ne m’attendais pas à ça au début de l’histoire 👏

  2. Waouh, je suis en admiration devant ton imagination. Je ne m’attendais pas à cette fin, tu m’as tenu en haleine en sachant éveiller des interrogations chez la lectrice que je suis. 👏👏

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