L’enfant prodigue

Peut être une image de plein air
Un jour je fis une rencontre extraordinaire.
J’étais à une période de ma vie où les journées étaient rythmées par des émotions que je n’arrivais plus à contrôler ; résurgences d’un passé que je ne pouvais oublier et qui me revenait en pleine face à chaque pas, à chaque marche que j’avais peine à monter. C’était devenu si angoissant, étouffant parfois, que mon corps avait fini par m’alerter et crier à l’aide. Sauf que je ne l’écoutais pas. C’était à se demander si je ne préférais pas souffrir plutôt que d’aller fouiller en moi ce qui pouvait m’aider à m’en sortir.
Puis vient le moment où l’on n’y tient plus, où l’on veut que cela cesse et que l’on finit par oser demander de l’aider et surtout l’accepter, quelle qu’elle soit.
Alors que je décidai enfin de prendre soin de ce corps en souffrance, une thérapeute, une personne éveillée, me donna une image, un genre de parabole visuelle, afin de m’aider à comprendre ce qu’elle tentait de m’expliquer. Ce qu’elle essayait de me faire voir, je le savais depuis longtemps, mais savoir est une chose, agir en est une autre. Là était le problème. Je n’arrivais pas à agir.
Son image était celle-ci : je devais entrer en moi comme si j’entrais dans une maison, pour y trouver ce que je suis vraiment, et faire la paix avec moi-même. Seulement voilà, la porte était bloquée par un tas de sacs poubelles qu’il fallait écarter pour pouvoir entrer.
Cette image me plut instantanément. Elle était tellement parlante. Dès le soir même je tentais, en méditant, de visualiser cette maison. Ce fut assez perturbant car il y avait tellement de sacs remplis de déchets ! C’était un véritable mur érigé devant la maison. Je ne la voyais même pas. Pas même un bout de toit visible, pas même une fumée de cheminée n’en sortait. Et pour cause : j’étais à l’extérieur et la bâtisse semblait désertée. Je me voyais minuscule face à ce mur et la tache soudain me parut titanesque. Je fus saisie par ce que je qualifiai alors de dramatique. Il y avait urgence à rentrer chez moi. Je savais aussi que cela prendrait du temps et que je ne devais pas précipiter les choses.
Je m’attelai donc, au fil de ces visualisations à enlever un à un, comme je pouvais, autant que je le pouvais, parfois en escaladant, ces sacs qui (me) pourrissaient et pourtant m’obligeaient à agir. Je finis par voir un bout de toit, puis le toit entier, un bout de fenêtre, puis d’une autre. Cela prit du temps. Les sacs disparaissaient mais je ne voyais toujours pas la porte. Comment était-ce possible ? Les fenêtres étaient pourtant entièrement dégagées. Était-ce une maison à étage ? La porte était-elle minuscule et telle Alice au pays des merveilles allais-je devoir trouver un moyen de rapetisser pour entrer ?
Un jour je la vis : un coin de porte, un autre bout, soudain entièrement, d’un coup ; envolés les sacs, du moins aucun ne bloquant l’entrée… Enfin ! Je me surpris à la contempler. Une si jolie maison ! Pas de rideaux aux fenêtres pour bien laisser passer la lumière, des glycines pendaient, accrochées je ne sais comment aux tuiles. La porte était une invitation à entrer : un bois ancien sculpté, lumineux qui mit des étincelles dans mes yeux, émue par tant de finesse – il est difficile de décrire la porte de sa maison !
C’est à ce moment que j’entendis la voix :
« Qu’est-ce que tu attends pour entrer ? »
Loin d’être surprise, je ne me tournai cependant pas pour voir qui parlait, certaine que je ne verrais personne. Je ressentis juste une lumière bienveillante à mes côtés.
« Regarde dans ta poche. »
Je m’exécutai et en sortit une clé. Elle était si petit, si terne !
« Le temps, continua la voix, même s’il peut faire des ravages, est un allié. »
Je frottai légèrement le précieux objet de peur de le voir se décompenser dans ma main. A peine l’effleurai-je que la clé se mit à briller.
« Tu vois ? Il suffit de peu. »
C’est alors que je me tournai vers cette voix. Bien que je ne distinguasse aucun visage dans le rayonnement, je sentis un sourire bienveillant et plein d’amour.
« Je comprends que tu aies peur. Mais que risques-tu ? Que crains-tu ? Tu es chez toi et tu n’es pas seule. Jamais. »
Comme une réponse à ma prière la voix me rassura :
« Je reste à tes côtés pendant que tu l’ouvriras. »
Un sac était revenu bloquer le passage, mais bien que très lourd, je réussis à le dégager.
Mon cœur battait la chamade. C’est d’une main tremblante que j’insérai la clé dans la serrure. Je m’attendais à ce qu’elle soit rouillée et grince à l’ouverture. Ce fut tout le contraire : la porte s’ouvrit sans un bruit sur une entrée lumineuse et chaleureuse. Il ne fut pas facile pour moi de franchir le seuil, même si la voix à mes côtés me disait « tu ne risques rien, je suis là ». Une fois entrée, je vis une petite fille se précipiter vers moi pour se jeter dans mes bras.
« Maman, tu es revenue ! »
Je fus submergée par un amour fort, innocent. J’étais partie depuis si longtemps que cela me fit à la fois mal et un bien fou de la serrer ainsi tendrement contre moi.
« Viens maman, j’ai fait des cookies pour ton retour. »
Mon esprit réagit aussitôt et pensa « comment une fillette de quatre ans peut-elle faire seule des gâteaux ? » mais cette pensée fut chassée dès que je sentis sa petite main dans la mienne pour me guider vers la cuisine. En y entrant, je fus saisie par la bonne odeur des pâtisseries sorties à peine du four. Les cookies étaient là, sur la table, et ne demandaient qu’à être croqués.
« Qu’attends-tu ? entendis-je derrière moi. »
Je m’adressai à la petite fille.
« Et si on allait s’installer dans le salon pour les manger ? »
J’avais ce sentiment que je devais redécouvrir toutes les pièces de ma maison.
« D’accord, fit l’enfant, je te suis. » Et c’est ce qu’elle fit, son doudou fermement serré dans ses bras alors que je prenais le plat.
En entrant dans la pièce, j’eus la sensation d’entrer dans un nuage tant la pièce me semblait chaleureuse, un vrai cocon. La cheminée en activité accueillait un feu à la fois envoûtant et apaisant. Je me tournai vers la petite fille pour l’inviter à s’asseoir près de moi et me retrouvai face à une adolescente. Cette dernière vit mon étonnement mais n’y prêta guère attention. Elle vint s’affaler dans le fauteuil face à moi et se jeta sur les biscuits pour en prendre un qu’elle mordit à pleines dents.
« Cela fait longtemps que je suis partie ? osais-je lui demander. »
Elle éclata de rire avant de lancer : « ça fait un sacré bail, ça c’est sûr ! »
« Tu sais pourquoi je suis partie ?
— Bah ! l’important c’est que tu es là maintenant. »
Alors qu’elle me vit bâiller, elle me sourit d’un air compatissant.
« Tu as fait un long chemin maman. Tu devrais te reposer. Nous aurons l’occasion de papoter plus tard, ajouta-elle alors que je m’apprêtai à protester. »
Elle avait raison bien sûr. Je montai donc d’un étage. Je sentais toujours cette lumière près de moi, même si elle me semblait moins présente, comme si à mesure que j’avançais elle s’éloignait. Un soupçon d’inquiétude revint, chassé par sa voix rassurante.
« Je ne suis jamais loin. »
La chambre, comment dire, était comme un nid dans lequel je n’eus qu’une envie, celle de me lover car je savais que j’y puiserais tous les bienfaits, toutes les réponses. Il suffirait que je m’allonge sur cet immense lit qui m’appelait, ferme les yeux, pour qu’aussitôt je me ressource.
Sur le seuil de la porte, une jeune femme enceinte, m’observait, radieuse.
« Ça te plait maman ? Quand j’ai senti que tu allais revenir, j’ai tout préparé selon tes goûts. »
J’essuyai une larme. Elle était si belle avec son ventre rond, si rayonnante à l’intérieur et n’avait pas peur de le montrer.
« Toi aussi maman tu l’as été, me dit-elle avec un clin d’œil. Maintenant allonge-toi et dors. Tu as besoin de reprendre des forces. Je serai là à ton réveil. »
Je le savais, bien qu’encore un peu inquiète que tout ce bien-être retrouvé, tout ce travail engagé, ne s’évapore comme la fumée du magicien avec son tour de passe-passe.
« Cela ne disparaîtra pas. Cela pourra être masqué, mais ce sera toujours là.»
Cette voix qui m’avait accompagnée se faisait plus lointaine. Je finis par m’endormir. Ai-je rêvé ? peut-être, je ne m’en souvins pas. N’étais-je pas déjà dans un rêve ?
Je fus réveillée par la sensation d’une présence à mon chevet, ou plutôt trois. En ouvrant les yeux je vis une femme d’âge mur et ses deux enfants.
« Ça va maman ? Tu as bien dormi ? On dirait que tu as fait un beau rêve, ton visage est reposé. »
Comment aurais-je pu lui raconter ce dont je ne me souvenais pas ? Pourtant elle avait raison. Je me sentais bien, sereine, apaisée. En rentrant chez moi j’avais pris conscience de ce que j’avais été, ce que j’étais aujourd’hui, le chemin parcouru, le travail accompli. J’avais toujours eu peur de rentrer, de plonger dans mon univers, bloquée par tous ces sacs que j’avais accumulés. Tout ne m’appartenait pas mais j’avais tout mélangé.
J’étais vieille maintenant. J’allais partir avec bonheur ; juste ce petit regret de ne pas avoir pris soin de moi à toutes ces étapes importantes de ma vie.
« Tu as fait ce que tu devais faire, au moment où tu l’as fait, ce que tu pouvais, du mieux que tu pouvais, dit la voix à peine audible. Tout est juste et arrive quand tu es prête. Il n’est jamais trop tard car le temps ici n’a pas de prise. Profite de ce temps que tu trouves si précieux pour prendre soin de toi avant tout et transmettre ce que tu as appris. La vie de chacun est une expérience pour soi mais aussi pour les autres. »
La lumière disparut alors, telle une étoile filante. Je savais que si je l’appelais elle reviendrait et la remerciai de m’avoir aidée, guidée pour rentrer chez moi.
« Tu veux te lever et déjeuner avec nous maman ? »
Je hochai la tête en guise de oui et, alors qu’elle s’avança pour m’aider, je fus surprise de voir que j’y arrivais très bien malgré mon grand âge.
Je descendis lentement l’escalier et entrai dans la pièce où tout le monde m’attendait : la petite fille, l’adolescente, la jeune femme enceinte, et pour finir la maman et ses deux enfants qui s’attablèrent. Tous me regardèrent avec amour et bienveillance.
« As-tu compris maintenant ? fit la voix qui semblait venir du cosmos. »
J’avançai vers la table en murmurant un « oui » que les convives, sans exception, entendirent malgré tout et acclamèrent par des petits cris de joie.
Une fois assise je les regardai un à un et leur avouai mon amour à chacun et demandai pardon : à cette petite fille que j’avais niée dans son être profond et empêchée d’éclore, à cette adolescente que j’avais étouffée dans ses choix et sa créativité, à cette jeune femme que j’avais négligée et dont j’avais nié la beauté pendant sa grossesse, à cette maman dont j’avais effacé l’individualité pour endosser le costume de la sacrifiée. J’avais, en cachant, dénigrant, niant tout cela, déserté ma maison.
Je savais cependant que ce temps soi-disant perdu et le retour chez moi étaient des étapes. Loin de me flageller sur ce que j’aurais pu faire dans ma vie, j’avais compris que la vie était comme un canal et ses écluses, que la voix que j’avais entendue était l’éclusier qui m’avait aidé à les ouvrir pour pouvoir avancer et rentrer chez moi. J’y étais arrivée et il y faisait si bon.
Il ne me restait plus qu’à y rester pour prendre soin de moi à présent…

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