L’HISPANIOLA

Ceci est un projet abandonné… mais rien n’est jamais définitif,  n’est-ce pas ? dites-moi ce que vous en pensez

 

prologue

 

Elle se souvenait comme si c’était hier du jour de son embarquement sur le navire au port de Séville. Elle regardait l’équipage charger toutes sortes de marchandises : armes, tissus, tonneaux… en grande quantité ; c’était le 10 août 1519. Elle était enceinte et venait de se marier à un jeune médecin.

Elle ne connaissait leur destination, l’Hispaniola, que par ce qui s’était raconté à la cour d’Espagne. Un aventurier du nom de Christophe Colomb l’avait découverte lors de sa recherche des Indes, en 1492. L’île regorgeait de minerais précieux et, aux dires des conquistadors qui s’étaient succédé, ressemblait au paradis pour tout homme qui souhaitait faire fortune.

Son regard avait été attiré par d’autres bateaux en cours de chargement. A bord de l’un d’eux, Le Trinidad, un homme brun à longue barbe, les yeux noirs ourlés d’épais sourcils en accent circonflexe s’activait à donner des ordres.

 « C’est Ferdinand de Magellan, vous savez, l’explorateur, lui avait précisé son mari.

— Comme Christophe Colomb ?

— Si on veut. Figurez-vous ma douce qu’il a “supplié” le roi d’Espagne d’affréter un navire que le Portugal s’obstinait à lui refuser.

— Où va-t-il ?

— J’ai entendu parler d’îles aux épices. A vrai dire, les aventuriers ne m’intéressent pas, toujours en quête et conquête de terres… jamais satisfaits ! Un jour il n’y aura plus rien à découvrir, que feront-ils alors ? »

Elle était restée songeuse : l’aventure, les tempêtes, la faim, la soif, l’incertitude d’arriver à bon port, voilà ce qui attendrait ces marins et pour quoi ? la gloire ? la fortune ? la mort ?

Son jeune époux s’était penché et lui avait murmuré à l’oreille après qu’elle l’eut interrogé sur leur cargaison :

« En réalité ma chère, nous allons faire escale à l’île de Gorée au large du Sénégal pour changer de navire car celui-ci doit rester quelques mois à quai pour un échange de marchandises – devant l’air intrigué de sa jeune épouse  – des esclaves mon amie, que Dieu ait pitié d’eux ! »

Il avait pris son regard pour de la peur, mais en réalité elle n’avait simplement pas compris ce qu’il entendait par « échange de marchandises ». Ce qu’elle avait imaginé était en-deçà de ce qu’elle verrait par la suite et la marquerait elle aussi au fer rouge : des hommes, des femmes et même des enfants comme du bétail, sans un cri, le dos courbé, les yeux exorbités de terreur, enchaînés par groupes de six, sous les injures et le bruit des fouets de l’équipage.

Elle garderait pour toujours la vision d’une femme descendant dans la cale, un enfant dans les bras – deux ans peut-être ? – il ne survivrait pas.

Ils avaient fait le voyage sur une caravelle portugaise transformée en négrier. Les passagers étaient interdits à bord mais son mari avait réussi à négocier leur traversée ; leur chirurgien était tombé malade brutalement et, pressé de rejoindre son poste, il avait proposé de le remplacer en échange d’une modeste cabine pour lui et son épouse.

Tout le long du trajet qui dura plusieurs mois, il l’avait obligée à rester dans la cabine : « je ne veux pas vous infliger ce spectacle, la maladie, la puanteur…

— Je les entends gémir, lui avait-elle rétorqué l’air horrifié.

— Je suis navré du supplice que je vous inflige ; vous les entendez gémir et moi je les vois mourir, par dizaines. Et cette puanteur qui montre de la cale, même l’équipage en est malade. »

Son époux lui avait entouré les épaules de son bras protecteur, mais elle n’avait ressenti aucune protection, aucun réconfort. Elle l’avait laissé faire, lui donnant l’illusion d’un quelconque sentiment à son égard, pensant qu’avec le temps cela viendrait. Ils n’avaient pas eu le temps d’apprendre à se connaître.

Dès que son pied avait quitté le quai de Séville, elle avait su qu’elle ne reverrait plus, ni sa famille, ni l’Espagne, ni la France. Elle avait tourné le dos au port, résignée, tels les noirs embarqués à Gorée.

La variole avait emporté presque tous les esclaves et une partie de l’équipage, y compris son mari. C’était donc en veuve qu’elle avait foulé pour la première fois le sol de l’Hispaniola, veuve et enceinte.

Son second mari l’avait de suite remarquée ; une jeune fille à la chevelure flamboyante, enceinte, bousculée par les rustres qui se dépêchaient de quitter le bateau. touché par son regard vide il s’était avancé vers elle, présenté, Pablo Escobar, médecin à l’hôpital San Nicolas de Bari, lui avait présenté ses condoléances à l’annonce de son veuvage et lui avait proposé un logement au sein même de l’hôpital. Malheureusement la maladie avait débarqué elle aussi et décimé une bonne partie de la ville et ses environs. Les premiers mois de son arrivée, elle les avait passés à servir d’infirmière, essayant ainsi de compenser dans une moindre mesure l’absence de son défunt mari au poste resté vacant, sans jamais se plaindre, consciente d’être une miraculée.

Elle avait appris à l’aimer. Ce n’était pas un amour passionné, romantique. Non, plutôt une amitié amoureuse, pleine de respect et de tendresse. Il était bon époux et bon père. Il avait accepté ses origines et son histoire, mais il savait, à n’en pas douter, que son amour n’avait pas la même intensité que le sien. Il avait semblé pourtant s’en accommoder.

Elle se souvenait parfaitement du jour où Pablo avait recueilli un enfant noir. Sa mère avait été tuée lors de la première révolte d’esclaves en 1522. Ils l’avaient élevé comme leur fils, il s’appelait Joseph.

Elle avait vu l’île se développer et devenir une plaque tournante dans la gestion des colonies. Un couvent avait été construit à Puerto de la Plata, au nord, sous le contrôle de Bartolomé de las Casas, prêtre ardent défenseur des populations autochtones mais qui, paradoxalement, cautionnait l’utilisation des esclaves noirs dans les mines et les champs de canne à sucre.

Le conseil des Indes avait été créé en 1524, chargé de préparer les lois et ordonnances des colonies et de veiller à leur application, mais le siège du conseil se trouvait à Séville rendant la tâche difficile et bien loin de la réalité. Les inspecteurs étaient rares et les côlons appliquaient leurs propres lois.

L’extraction du minerai commençait à décliner, cependant la canne à sucre, le tabac et le café continuaient à faire les beaux jours des conquistadors.

Les boucaniers faisaient l’élevage des bœufs et le commerce des peaux. Certains avaient su profiter de l’éloignement et du manque de contrôle pour s’enrichir, en particulier Diégo Gonzales, ancien membre de l’équipage de Christophe Colomb. Il était devenu très puissant et craint par la grande majorité des personnalités de l’île.

Antonio de Mendoza, premier vice-roi en poste à Mexico, surveillait de près ses agissements ; il avait nommé un nouveau Capitaine à la forteresse d’Ozama, Esteban de Sousa, pour instaurer une nouvelle discipline. C’était un homme intègre, droit et fier, qui détestait tout ce que représentait les conquistadors et boucaniers, Diego Gonzales en particulier. Il le soupçonnait de jouer double jeu : commercer avec les « marrons », rebelles noirs de la montagne, et renseigner la capitainerie de leurs agissements pour leur capture.

Le capitaine de Sousa pensait qu’il renseignait également les brigands qui, semblait-il, se réunissaient à Tortuga, petite île au nord-ouest de l’Hispaniola, pour piller les navires espagnols. Bien qu’il n’eut aucune preuve qu’il soit impliqué dans le pillage des galions et que Tortuga resta pour l’instant hors de contrôle, il était obligé de composer avec lui. D’ailleurs, tout le monde sur l’Hispaniola se doutait bien que sa fortune n’était pas due uniquement à l’élevage des bovins.

Elle détestait cet homme car en plus de ce qu’il représentait, il était le père de Joseph, responsable de la mort de sa mère, son esclave.

Oui, elle se souvenait de tout comme si c’était hier, et en ce premier jour de l’an 1537, elle, Marie Escobar, avait peur. En regardant sa fille jouer avec Joseph, se poursuivant autour des arbres du domaine, elle sentait que les jours heureux et l’insouciance de sa fille se terminaient, un sentiment qui n’allait pas tarder à se vérifier dans un avenir très proche.

5 réflexions sur « L’HISPANIOLA »

  1. Suis frustrée, tellement prise par le personnage et l’histoire que j’attends une suite!!…C’est d’ailleurs ce que laisse entendre la fin, même si tu n’en as pas conscience.

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