AU PARADIS DES PORTES nous avons celle qu’il vous faut

En lisant l’enseigne, la femme hésita. Une telle promesse ne pouvait qu’inciter à entrer, pourtant une inquiétude remonta du plexus à la gorge et il en aurait fallu peu pour qu’elle fasse demi-tour. Elle réussit non sans mal à faire taire ce mental qui lui disait de tourner les talons. Après tout, elle n’avait pas fait tous ces kilomètres pour renoncer au dernier moment !

A travers la devanture elle aperçut un homme qui l’observait. Le sourire qu’il affichait finit par la décider et ses pieds se mirent à bouger presque malgré elle.

Un carillon cristallin se mit à tinter à l’ouverture de la porte et de suite elle se sentit mieux. Le premier pas était franchi. Cependant, même si c’était le plus important la suite ne serait pas moins difficile.

L’homme derrière le comptoir élargit ce sourire qui l’avait décidée. A le voir ouvrir grand les bras, elle l’imagina sauter par dessus pour venir la serrer contre lui.

« Ah madame, vous avez bien fait d’entrer. Le plus dur est fait, croyez moi ! »

Pile ce qu’elle venait de penser.

« Non ne me dites rien : vous avez besoin d’une porte mais le choix est difficile. »

Quelle perspicacité ! pensa la femme en se demandant si elle n’avait pas faire une erreur.

« Eh bien vous avez frappé à la bonne porte ! Continua le vendeur en riant à sa propre blague ; blague qu’il devait faire à chaque client sans nul doute.

« Avez-vous une idée, chère madame, de celle que vous aimeriez pousser ? »

Il continua comme si la réponse n’avait aucune importance.

« Nous avons ici en magasin un large choix de portes… et un catalogue très fourni pour vous aider, cela va de soi. »

Lorsqu’elle le vit sortir de sous le comptoir ledit catalogue, la cliente se dit que la mission qu’elle s’était donnée était peut-être au-delà de ses capacités. En effet, l’objet était tellement énorme que la tête du vendeur disparaissait derrière. C’est alors qu’elle sentit le sol se soulever sous ses pieds pour la hisser à sa hauteur, tel un monte-charge.

L’homme lui sourit triomphant.

«Vous trouverez la-dedans votre bonheur ; foi de vendeur !

— Mais, j’en ai pour la journée, dit-elle d’une voix chevrotante.

— Mais chère petite madame, la rassura le vendeur, nous sommes là pour ça. Regardez. Vous avez une banquette pour vous reposer et même y passer la nuit, car comme tout le monde le sait : la nuit porte conseil – il rit de bon cœur avant d’ajouter avec un clin d’œil – pour le même prix, cela va sans dire.

— C’est que je n’avais pas prévu de passer la nuit ici…

— Parfait, la coupa-t-il, c’est que vous avez déjà une petite idée de celle que vous voulez.

— Euh… pas vraiment.

— Ah ! Alors n’espérez pas sortir d’ici ce soir. »

Elle recula instinctivement et le vendeur se rattrapa aussitôt.

« Comme vous le voyez le catalogue est très gros et si vous n’avez pas déjà une petite idée… ce n’est pas grave, dit-il à nouveau devant le haussement d’épaule de la cliente, nous avons l’habitude. »

Il ouvrit le gros livre et prit la voix d’un commercial.

« Nous avons comme je vous le disais un large choix, mais le choix final vous revient, bien entendu. En aucun cas je ne me permettrais de vous influencer. Ce n’est pas mon travail.

— Ah bon ? Ne put s’empêcher de rétorquer la cliente.

— Non madame ! s’exclama le vendeur choqué avant de se radoucir. Je suis une sorte de guide, rien de plus. »

Puis il reprit son discours bien rôdé.

« Je peux vous montrer celles qui sont très en vogue mais aussi les indémodables, les excentriques, les irréalistes… ça je peux mais je vous conseille de prendre votre temps, de ne pas vous précipiter ; les repas son offerts par la maison, et c’est ma femme qui cuisine : une fine cuisinière en réalité, ajouta-t-il avec fierté. »

Il feuilleta plusieurs pages avant de s’arrêter sur l’une d’elles et lui fit signe de s’approcher pour regarder.

« Voici quelques modèles, mais encore une fois c’est vous et vous seule qui ferez votre choix. D’autres pourraient vous parler davantage car nous avons moult variétés de portes : les larges, les étroites, les dérobées, les oubliées, les abandonnées… tenez, celle-là sur le sable, quelqu’un la cherche peut-être toujours sans savoir qu’elle s’est échouée…»

Cette dernière parlait bien à la femme.

« … nous en avons aussi de toutes les couleurs, arc-en-ciel, de toutes les matières. Regardez celle-là en verre de Murano, n’est-elle pas jolie ?

— Oui, en effet.

— Vous conviendrait-elle ? – il n’attendit pas la réponse – nous avons aussi celle de luxe style Versailles, l’intemporelle… »

Il vit la cliente faire une grimace en regardant une porte qui ressemblait à celle d’une prison.

« Oui, je comprends votre réaction. C’est la porte du passé qui donne sur les regrets. Elle n’inspire pas confiance et pourtant elle a un succès fou. On se demande bien pourquoi. »

La femme en avait une vague idée. C’était bien pour cette raison qu’elle avait fait une si longue route : condamner cette porte qu’elle avait chez elle et pour cela il fallait la remplacer par une autre.

« Il y a la biscornue. Alors celle-là il faut être bien accroché pour la pousser ! Elle coince un peu mais le résultat est là. »

Il montra au mur la photo d’une jeune femme au visage radieux devant cette porte ouverte sur un champ de coquelicots.

« Nous avons des exotiques qui existent dans d’autres teintes, de simples grilles aussi – bonjour les courants d’air – et puis nous avons les trompe-l’œil. »

Le vendeur fit une pause et regarda la femme en plissant les yeux.

« Alors là, méfiance… beaucoup de poudre au yeux : ça fait dilater les pupilles, ça met des paillettes dans les iris… mais ce n’est qu’un mirage ! »

Cette dernière remarque claqua comme un fouet. La femme battit des paupières comme pour se détacher de l’emprise de la porte éphémère.

« Et celle-là ? Demanda-t-elle en montrant une porte derrière lui à moitié cachée.

— Vous la voyez ? Demanda à son tour l’homme étonné. »

Il ne lui laissa pas le temps de répondre et enleva le tissu qui la recouvrait.

« Oh, ce n’est qu’un miroir, constata la cliente déçue.

— Qu’un miroir ! Ce n’est pas qu’un miroir !

— Excusez-moi, je ne voulais pas vous vexer.

— C’est LA porte miroir et tout le monde ne la voit pas. »

Son ton soudain mystérieux fit frissonner la femme malgré elle.

« Approchez-vous, regardez de plus prêt, insista-t-il. »

Elle s’exécuta et plus elle s’approcha, plus elle persista dans son affirmation.

« C’est un miroir. Je vois mon reflet… et il n’y a pas de serrure.

— En êtes-vous sûre ? Regardez mieux, soyez plus attentive. »

Mais la femme eut beau regarder, elle ne voyait qu’elle : une femme qu’elle connaissait sans la reconnaître vraiment d’ailleurs.

Après un moment de recul, elle se sentit attirée malgré elle par ce reflet et scruta cette silhouette, ce visage. A force de l’étudier elle se rendit compte que cette image lui était inconnue. Ce n’était pas elle, ça ne pouvait pas être elle. Cette personne qu’elle examinait lui faisait l’effet d’une triste, d’une faible, d’une geignarde : elle ne l’aimait pas. Elle se surprit même à la détester. Comment était-ce possible de ne pas s’aimer à ce point ? Elle en perdit l’équilibre et tomba à la renverse.

« Mais qu’est-ce que cette porte ? Elle me trouble et me fait peur.

— Oui c’est souvent le cas pour ceux qui osent s’y aventurer. Mais ce sentiment de peur ne dure pas. Ne jugez pas trop sévèrement ce que vous y voyez. On n’aime pas toujours cette vision au début, mais cette porte ne reflète que votre plus grande peur et il faut souvent en passer par là avant de voir la réalité.

— Et quelle est ma plus grande peur ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Ce que je vois moi c’est votre reflet, ce que vous êtes réellement, et réellement je vous trouve extraordinaire : une magnifique création ! »

L’homme sourit devant le regard septique de la femme. Son sourire s’élargit lorsqu’il la vit s’approcher de la porte timidement, et pouffa de rire lorsqu’elle poussa un cri d’effroi.

« Mais… c’est une vieille !

— Bien. Très bien !

— Vous trouvez ! Fit-elle contrariée.

— Bien sûr ! Comment la trouvez-vous ? Comme la décririez-vous ? »

Au début elle observa avec crainte cette personne qui lui sembla être une étrangère. Puis cette femme lui sourit et, d’abord méfiante, elle s’approcha un peu plus, encore un peu, tendit la main pour toucher ce qu’elle avait pris au premier abord pour une hallucination avant de reculer d’un bond.

« Qu’y a-t-il ? S’inquiéta le vendeur.

— Vous ne la voyez pas ?

— Je ne peux pas voir ce qu’il y a en vous…

— L’enfant, là, à côté de la vieille !

— Deux personnes, dit-il étonné, c’est inhabituel. Étrange même, mais intéressant. Y aurait-il une cause à effet dans ce que vous voyez ? Connaissez-vous cette enfant ? »

La femme plissa les yeux puis les écarquilla car elle finit par reconnaître en cette petite fille celle qu’elle avait vue sur les photos de famille.

« C’est moi !

— Intéressant, répéta le vendeur d’un air mystérieux, très intéressant.

— Je ne comprends pas.

— Deux êtres, deux peurs : cela ne vous parle vraiment pas ?

— Et bien, qui n’a pas peur de vieillir un jour ?

— Mais au-delà de la vieillesse, n’est-ce pas un autre sentiment qui pointe ? Et cette petite fille que fait-elle ?

— On dirait qu’elle sourit à la dame âgée et lui prend la main.

— Hum hum… une enfant qui donne la main à une femme âgée en lui souriant, moi j’y vois un très beau message d’amour.

— Oui, je suis d’accord, et cela veut dire quoi à votre avis ?

— Ah non, le message à décrypter est de votre seul fait. Moi je ne suis qu’un modeste vendeur de portes. La réflexion et le choix sont vôtres. Ce que je peux vous dire – il prit une profonde inspiration – c’est qu’actuellement il y a une belle promotion sur cette porte miroir : crise oblige. Nous ne sommes pas des profiteurs. Nous avons conscience du travail à accomplir… en conscience. »

Il rit de nouveau à sa blague.

« Alors vous l’achetez ? Demanda-t-il avec sérieux cette fois-ci.

— J’aimerais réfléchir un peu. Tout ceci est déstabilisant et la décision n’est pas facile.

— Réfléchir ? Mais bien sûr ma p’tite dame que vous pouvez réfléchir. »

La femme soupira de soulagement.

« Rentrez chez vous, réfléchissez, puis revenez nous voir dans votre prochaine vie.

— Quoi ! Prochaine vie ! S’exclama le femme affolée.

— Madame, fit l’homme d’un air condescendant, ce magasin est comme qui dirait itinérant. Il se déplace constamment, ici, dans l’univers, et ne se fixe que lorsque la demande est justifiée… et sincère.

— Je n’ai fait aucune demande moi.

— Vraiment ? Alors pourquoi êtes-vous ici ? »

Bizarrement la femme ne put dire exactement à quelle moment elle avait pris la décision de venir, ni qui lui avait parlé de ce magasin, et encore moins comment elle l’avait trouvé.

« Je comprends. La décision n’est pas facile. Pourtant l’offre est honnête, et si cette dame veut exister, peut-être doit-elle faire confiance à cette enfant et se laisser guider… enfin j’dis ça, j’dis rien. »

Il jeta un œil à sa montre avant de s’exclamer.

« C’est bientôt l’heure. Il ne vous reste que quelques minutes pour vous décider.

— Mais vous m’aviez dit que j’avais le temps de…

— Le temps, Madame, est subjectif. Il varie sans cesse. »

Le femme eut soudain très peur. Elle ne comprenait pas ce charabia. On lui demandait, là, maintenant, de faire un choix sans connaître les implications pour l’avenir : c’était terrifiant.

Elle lança un nouveau regard à ce reflet et la joie de l’enfant lui fit prendre la décision la plus angoissante de sa vie.

« Je la prends, dit-elle dans un souffle à peine perceptible.

— Vendu ! s’écria l’homme d’un air joyeux. Voulez-vous un emballage ?

— Non, se surprit-elle à répondre.

— C’est un excellent début. Une peur s’envole, celle d’être vue telle que vous êtes. Excellent, répéta-t-il. »

La cliente fut tentée de revenir sur sa décision mais aussitôt dit, aussitôt fait, elle se retrouva dehors, la porte miroir sous le bras et le magasin affichant une pancarte « fermé jusqu’à nouvel ordre ».

Elle avança alors de quelques pas puis se retourna. Le vendeur la regardait derrière la vitrine avec un sourire engageant. Il lui fit un dernier signe de la main avant de disparaître de même que le magasin qui s’évapora dans un nuage de fumée.

La femme reprit sa marche vers son véhicule d’un pas plus déterminé. Elle ne savait pas encore comment elle allait faire entrer son achat dedans. Peu importe. Elle y arriverait. Puis, une fois la porte installée chez elle, il lui faudrait encore apprendre à apprivoiser son reflet ; un travail fastidieux certes – mais qui peut dire qu’un travail quel qu’il soit est facile ? – avec des conflits et des combats plus ou moins rudes, mais la victoire l’attendrait de toute façon derrière cette porte pour peu qu’elle se déciderait à la pousser. Après tout, ne s’appelait-elle pas VÉRONIQUE ?

FIN

N.B : Véronique, du grec Beronikê qui veut dire Victoire.

8 réflexions sur « AU PARADIS DES PORTES nous avons celle qu’il vous faut »

  1. Quelle inspiration ! C’est vraiment très bon Véro .Et ça s’applique à tellement de monde …Victoire tu portes bien ton prénom

  2. Celui là aussi est super
    J adore la manière dont tu décris les choses (pour ne pas dire souffrances) de la vie. Avec beaucoup d imagination et aussi d espoir
    Merci

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