SOUVENIRS

C’était il y a longtemps mais pour moi c’était hier.

J’ai vu le jour un 20 octobre… et oui, je m’en souviens parfaitement. Comment est-ce possible ? Parce que mon concepteur avait organisé une fête somptueuse pour exhiber sa « fierté » comme il disait. Pensez donc ! Cela faisait si longtemps qu’il m’avait envisagée, rêvée. Cela a mis des mois et des mois avant que je ne vois le jour. Vous imaginez bien son impatience !

Le 20 octobre donc, de l’année 1850, une réception en mon honneur avait été organisée et tout le gratin de la haute société invitée à m’admirer. Oui, car j’avais vu le jour dans la famille d’un Duc. Ah je peux vous dire que j’en avais fait des jaloux ! Il est vrai que ma situation était des plus enviables : famille riche, parc de plusieurs hectares, lac où je pouvais voir d’une des fenêtres sauter les poissons pour attraper les insectes volants, arbres majestueux qui offraient ombre et sérénité aux promeneurs.

Puis les gens finissent pas se lasser. Non pas qu’ils ne vous aiment plus, mais il s’habituent. Il n’y a plus l’étincelle du début dans leurs yeux. Ils ont leur vie, leurs soucis et finissent par rêver à autre chose. Et bien que beaucoup de gens s’affairaient à ce que je sois toujours la plus belle, les « Oh ! » et « Ah ! » s’étaient amenuisés.

Un jour – il en faut bien un – le Duc mourut provoquant tristesse et désolation dans tout mon être et ce d’autant plus qu’il y avait la guerre – la grande guerre comme on l’appela plus tard – terrible, dévastatrice. J’ai vu passer des malades, de mourants, des gueules cassées : j’en tremble encore parfois. Leurs plaintes, je les ai gravées dans chaque recoin de mon être. Même le lac que je ne me lassais d’admirer était baigné de sang.

Je pensais ne jamais m’en remettre car à cette guerre succéda une autre…

Vint enfin la rémission, si douce, si joyeuse. Il y avait pourtant tant de travail à faire pour se reconstruire. Je ne pensais pas survivre à tout ça. Cependant ce fut le cas grâce à un homme, un chef d’entreprise, qui tomba amoureux de mon histoire et m’accepta telle que j’étais – et Dieu sait si je n’étais pas belle à voir, je peux vous l’assurer !

Bien sûr il suggéra quelques améliorations que j’acceptais de bon coeur car il avait un goût certain. C’était une autre époque, un autre style ; cela s’appelle l’évolution et je le remercie pour tout ce qu’il m’a fait découvrir. J’ai pris de nouveau plaisir aux réceptions, aux cris des enfants dans le parc, à leurs sauts dans le lac. Cependant la tristesse ne quittait pas cet homme au lourd passé gravé dans son âme. Ce fut un peu plus de larmes dans la mienne que je dus gérer, moi qui avait déjà tant à digérer, car le pire arriva ; au bout d’une corde il se balança et ce fut un chagrin de plus à ma mémoire si chargée.

N’aurais-je donc jamais droit au bonheur ? Suis-je condamnée à ne croiser que des âmes égarées, torturées?

Je pensais pouvoir les aider dans leur malheur mais ce ne fut que l’espace de quelques années – pour moi des minutes. Je n’ai plus jamais rencontré dès lors quiconque pour m’aider à surmonter tout ça ; je me suis mise à dépérir.

D’aucuns disaient même que je devenais un danger pour les autres, que je portais malheur. Alors ils ont préféré abréger mes souffrances. Bien sûr quand c’est arrivé, des hommes haut placés ont fait l’éloge de ma généalogie mais personne n’a souhaité me sauver. Trop cher à entretenir disaient-ils, mais moi je pense que je leur faisais peur car ils disaient tous que j’étais hantée et terrorisais les enfants : balivernes !

Aujourd’hui vous trouverez un panneau planté dans ce parc magnifique que je surplombais autrefois. Il y est écrit : « Ici bientôt 140 logements ». Ils ont même commencé à déraciner les arbres centenaires ; j les entends hurler.

Je vis mes derniers jours de bâtisse victorienne mais je n’emporte pas mes souvenirs dans la tombe. Un écrivain a couché quelques lignes sur ma vie et mes familles dans son roman, il y a quelques années, avec grand succès. Peut-être qu’en cherchant bien, vous le trouverez au détour des rayonnages chez un bouquiniste. Sinon je vous invite à m’imaginer. Mais si vous verrez… essayez.

 

 

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