LES TAUPES TIREUSES D’ELITE

« Gaaaarrrrrde à vous ! »

En entendant le hurlement, Thao, taupe originaire d’une ville bordant le Mékong, se demanda s’il n’avait pas fait une bêtise. Pourtant, depuis tout petit déjà il rêvait d’intégrer la prestigieuse unité d’intervention des Talpidae aéroportés. Cette idée lui avait valu depuis toujours bon nombre de moqueries de sa tribu : « tu es trop petit », « tes pattes sont trop larges », « ton museau est trop long »… et bien sûr le fameux « tu es myope ». Il est vrai que les taupes sont loin d’avoir une vue de rapace ! Mais voilà, cette taupe-là n’était pas comme les autres et rien de ce qu’on pourrait lui dire n’arriverait à le détourner de son objectif.

Un jour il entendit parler d’un concours pour recruter un tireur pour le régiment d’élite de Birmanie. Il savait que l’épreuve serait difficile et la concurrence rude. Il en viendrait des quatre coins du monde : Amérique du Nord, Australie, Afrique, Europe. Oui, la compétition serait serrée, mais quelle gloire ! Ah il pourrait revenir chez lui la tête haute !

Lorsqu’il annonça la nouvelle à sa famille, tous se moquèrent de lui, comme à leur habitude, excepté sa mère. Elle était certes inquiète de ce qui pourrait advenir de lui – c’était le petit dernier de la portée et la première fois qu’il partirait aussi loin de chez eux – mais elle savait qu’il devait partir pour tenter l’expérience : cela lui promettait de nombreuses nuits d’insomnie !

C’est donc déterminé qu’il partit, sac à dos, à travers les galeries. Mais cette assurance était une façade car au fond de lui il était mort de peur. Les galeries étaient longues. A chaque croisement il hésitait, demandait son chemin, parfois se trompait, revenait en arrière. Son avancée était lente, fatigante, et puis un jour il arriva.

L’épreuve qu’il venait de vivre en quittant sa famille, ses amis, était loin d’être la plus difficile. Lorsqu’il s’annonça au sergent recruteur, il reçut un éclat de rire en plein museau, bientôt rejoint par les autres concurrents derrière lui. Le premier sentiment fut de se carapater et aller au plus vite s’enterrer dans la galerie la plus proche. Mais que dirait son père ? Pire il ne voulait pas décevoir sa mère. Mais plus que tout, il voulait réaliser son rêve, alors il signa son inscription sans rien dire.

Il fut dirigé vers un bâtiment où les uniformes étaient distribués par des blaireaux qui ne manquèrent pas de se moquer de lui à chaque étape de la distribution : veste, casque et bien sûr fusil en bandoulière.

Toutes les taupes candidates étaient fières d’arborer leur arme, comme si porter un uniforme les métamorphosaient en une variété de taupe inconnue. Pour Thao, rien n’avait changé et encore moins sa détermination à devenir tireur d’élite. Il se donnerait les moyens, à fond, sans relâche.

« Gaaaarrrrrde à vous ! »

La voix tonitruante du sergent ragondin le fit revenir à la réalité. Toutes les taupes à ses côtés se redressèrent aussitôt, comme déjà conditionnées. Seul Thao ne s’exécuta pas de suite ce qui attira le regard du gradé. Bien mal lui en prit car il sut à cet instant précis qu’il serait son souffre douleur – il y en a toujours un – et ferait tout pour le décourager.

« Alors, taupe bridée de mes deux, en plus d’être myope t’es sourd ? J’ai dit : Gaaaarrrrrde à vous ! Je vais t’apprendre moi. Tu vas regretter d’avoir quitté ta galerie et ta « môman ». Ou alors ta « môman » a voulu se débarrasser de toi, c’est ça ?

— ….

— Quand ton chef s’adresse à toi tu dis « oui chef » ou « non chef ». Est-ce que tu serais muet en plus ? Mais pourquoi m’a-t-on foutu des recrues pareilles ! Je t’ai posé une question et j’attends une réponse.

— Nooonnn cheeeffff, répondit Thao d’une voix chevrotante.

— J’entends rien ! Hurla le chef si près de lui que son pelage en frissonna.

— Non chef.

— A la bonne heure ! »

Le ragondin examina les candidats en un va-et-vient que les taupes ne se risquèrent pas à suivre des yeux.

« Vous avez une semaine de formation avant l’épreuve finale. Une semaine. C’est court, très court, mais certains ne tiendront pas UN jour… j’y veillerai. »

Thao tenta un regard et le sourire sadique qu’il croisa le fit de nouveau frissonner. Oui, il se demanda s’il n’avait pas fait une bêtise.

« Certains d’entre-vous se demandent même à cet instant s’ils n’ont pas fait une bêtise… »

Il en ouvrit grand les yeux. Son chef était-il télépathe ?

« … et je leur dis : partez vite tant que vous le pouvez – il s’approcha de Thao – car après ce sera trop tard. Oh vous partirez… mais dans quel état ? »

Le sergent suspendit son discours en attendant une réaction mais il mit un point d’honneur à n’en montrer aucune, uniquement une petite expiration lorsqu’il s’éloigna pour s’en prendre à un autre.

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, c’est ce que Thao tous les soirs se répétait pour se donner du courage, car hélas chaque jour lui semblait, non pas aussi dur mais pire. Plus d’une fois il avait eu envie d’abandonner mais quand il fermait les yeux sur sont lit de camp, il se posait toujours la même question : « pourquoi fais-tu ça ? » et la réponse à chaque fois était la même : « parce que tu le veux ». Alors le matin était à chaque fois la promesse d’une belle journée à ses yeux.

L’épreuve la plus importante, fatidique même, celle qui déterminerait du sens de son existence arriva enfin : le tir.

« Gaaaarrrrrde à vous ! »

Thao s’était habitué à cet ordre de début de journée.

« Alors taupes de mes deux, c’est ici que tout prend fin ! Aujourd’hui vous allez prendre vos cliques et vos claques et retourner pleurer dans les jupons de votre « môman ». Elle vous servira un beau lombric tout frais sorti d’une galerie nouvelle et vous l’apportera pour vous consoler avant de vous chanter une berceuse pour dormir… bandes de larves ! »

Il sentit son compagnon de droite frémir.

«  Et maintenant en position sur le pas de tir ! Vous avez trois essais. Si vous en avez un seul hors de la cible, vous serez éliminé. Vous pourrez alors ramper sous terre pour rentrer chez vous où il ne vous restera plus qu’à persécuter les banlieusards en trouant leur gazon tout frais tondu… et à prier pour qu’ils ne vous filent pas un coup de jus pour vous faire griller et vous donner à manger à leurs pitbull ! »

Un silence de mort se fit entendre. Puis les taupes se succédèrent, les unes pleurant de leur échec, les autres soufflant car elles l’avaient échappé belle, d’autres encore fières de leur performance aussitôt rabaissées par cette voix dorénavant familière.

« Il n’y a pas de quoi pavoiser ! Même ma grand-mère ferait mieux que ça, taupes à deux balles – puis s’adressant à Thao – en place ! »

Le dernier à passer, il sentit tous les regards braqués sur lui et hésita une seconde.

« Alors, tu veux que j’aille te fabriquer les balles pour te laisser le temps de réfléchir à comment mettre une patte devant l’autre ? »

Thao s’avança lentement en essayant de garder son calme et ne pas se laisser distraire par les murmures. Il chercha à l’intérieur de lui la force de concentration nécessaire pour ne pas entendre le moindre son et ferma les yeux quelques secondes pour effacer les têtes tournées vers lui. Lorsqu’il les rouvrit, il vit le museau du gradé tout près de lui, pourtant il lui sembla si loin. Ses dents bougeaient mais il n’entendait rien, et surtout pas le « Non mais regardez-le, il prétend devenir tireur d’élite et il ferme les yeux de peur… Ouh ouh ouh, môman j’ai peur ! Décanille-moi ça et au trot ! »

Un escargot posé sur un piquet était rentré dans sa coquille. Il savait son heure venue et ne tenta même pas de filer. La course n’était pas son sport de prédilection, alors… le temps de prendre son élan il aurait pris les trois tirs à coup sûr. Il ne lui restait plus qu’à espérer que sa mort serait rapide.

Malgré l’haleine d’égout sortant de la gueule du ragondin lui criant dessus, Thao réussit à faire le vide autour de lui. Il porta son fusil à son cou, écarta ses griffes pour une meilleure prise, prit une profonde inspiration et, fort de sa confiance en ses capacités et de son désir profond de réussite, il effectua trois tirs en rafale, explosant l’habitacle de l’escargot.

Un silence religieux s’ensuivit pendant cinq secondes, puis les hourras de ses compagnons d’arme fusèrent. Le sergent lui-même en resta muet, surtout lorsqu’il se rendit compte que l’escargot était toujours en vie.

Thao fut porté aux nues pas ses congénères, acclamé tel un héro. Il eut cette fierté d’avoir accompli un exploit. Il avait réussi. Demain il recevrait l’écusson tant rêvé de tireur d’élite. Il intégrerait la prestigieuse unité d’intervention des Talpidae aéroportés. Il serait affecté au régiment d’élite de Birmanie jusqu’à nouvel ordre.

La tribu au complet fut présente à la remise de l’écusson. Sa mère versa des larmes d’émotion. Son père impassible ne put s’empêcher d’en verser une petite de fierté …. Ses frères et sœurs scandèrent son nom de joie.

Oui il avait réussi. Il avait le droit d’être heureux pour ça. Bientôt il partirait vers d’autres lieux, d’autres épreuves, d’autres combats, mais fort de cette expérience il savait à présent qu’il pourrait les affronter sans jamais démériter.

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