SACRIFICE

 

Lorsque j’entendis la sonnerie du téléphone, j’eus comme un mauvais pressentiment. Certains décriraient cet état par une bouffée de chaleur soudaine, d’autres par un coup de poing dans l’estomac, ou encore un trou noir, moi ce fut un coup de poignard dans le bas ventre. Ce numéro inconnu me laissa tétanisée. Je le regardai quelques secondes sans arriver à décrocher.

Mon « allo » plaintif se perdit dans le brouhaha à l’autre bout du fil.

« Madame Dupouy ? 

  • Oui ?
  • Je suis le Docteur Bloom. Je m’occupe de votre mère. J’ai le regret de vous dire que son état a empiré. Elle est actuellement hospitalisée et je pense que vous devriez venir au plus vite. Elle ne répond plus à la chimio et d’ailleurs elle souhaite arrêter tout traitement… »

Au coup de poignard succéda le brouillard qui étouffa la suite de la phrase. Chimio, il avait dit chimio. Depuis quand ma mère avait-elle un cancer ? Depuis quand n’avais-je pas vu sa mauvaise santé ? Depuis quand ne l’avais-je pas vue tout court ?

A ces questions vinrent se greffer la culpabilité ; culpabilité qui ne me quitterait pas tout le long du trajet qui m’attendait : « pourvu que j’arrive à temps ! »

En me voyant faire mon sac, ma fille me questionna sur mes larmes. Je ne cherchai pas à les dissimuler, à quoi bon d’ailleurs. Je ne lui cachai pas la vérité. J’avais toujours essayé d’être honnête avec elle. Cette grand-mère qu’elle connaissait peu, elle me l’avait réclamée souvent et à cet instant je ne comprenais pas pourquoi j’avais mis tant de distance entre elle et moi. Ce n’était pas qu’une question de kilomètres.

Après l’avoir assurée que tout irait bien – une phrase qui raisonna en moi : quelle certitude avais-je ? – je la laissai aux bons soins d’une amie pour prendre le volant et rouler vers les derniers instants de ma mère.

Difficile de rester concentrée sur l’autoroute. J’eus la sensation que mon corps et ma voiture s’étaient accordés pour se mettre en pilotage automatique pendant que mon esprit remontait le temps.

 

Je me revis petite fille. Ma mère m’aimait, ma mère riait. Nous riions ensemble. Je ne sais exactement quand le changement s’amorça, mais je finis par remarquer ses manches longues en plein été, ses foulards autour du cou mal assortis à ses tenues ; son « je lance une mode » était peu convaincant et son sourire aux yeux tristes tout autant. Elle riait de sa maladresse pour ses chutes répétées dans l’escalier, contre une porte, un meuble « qui avait bougé » plaisantait-elle. Elle m’invitait à dessiner sur ses plâtres disant que dans quelques années je la remercierais d’avoir contribué à dévoiler son âme d’artiste.

Le « tout ira bien » en emménageant dans un deux pièces ne fut pas plus convaincant et lorsqu’elle quittait la seule chambre qu’elle m’avait laissée pour aller s’allonger sur le canapé après une longue journée remplie par deux emplois, je m’endormais en m’imaginant vivre sur une autre planète où ma mère pourrait rire à nouveau.

Lorsque je lui disais qu’elle pourrait refaire sa vie elle répondait par une pirouette : « quand tu seras plus grande j’aurai bien le temps d’y penser », et les années passèrent.

 

            Je ne manquai de rien, dans la mesure de ses moyens. Mais même lorsqu’elle ne pouvait pas, elle s’arrangeait toujours pour trouver une solution et je finissais par obtenir ce que je voulais. Cela me rendait heureuse et elle davantage.

 

Cette femme, cette mère que j’avais adorée, adulée dans mon enfance, j’avais fini par m’en détacher. Comment pourrais-je faire aussi bien qu’elle ? Mieux ? Ce n’était pas une compétition et pourtant j’avais cette impression et partais déjà perdante. Impossible de lutter, de rivaliser. C’était comme une échelle dont je n’arriverais jamais à atteindre le dernier barreau… trop haut. J’avais fini par abandonner, par l’abandonner, elle qui m’avait tout donné. 

On ne s’était pas perdues de vue bien sûr. Lorsque je m’étais mariée, j’avais eu cette voix dans ma tête qui disait « moi, j’y arriverai ». Mauvaise pensée, mauvais combat.  

A la naissance de ma fille j’avais eu cette victoire affichée sur mes lèvres en la voyant lovée dans les bras de ma mère avec le sentiment qu’elle entendait cette même voix silencieuse qui criait « j’ai réussi ».

Elle ne fit jamais aucune réflexion après mon divorce, juste ce « tout ira bien » suivi de « je suis là si tu as besoin », et j’en eus besoin.

 

Elle n’avait jamais refait sa vie et moi je ne pouvais rien y changer. Après tout c’était son choix. Elle se plaignit souvent de ne pas nous voir assez. Nous lui manquions. Je n’avais aucun doute à ce sujet. Mais au lieu de me rapprocher d’elle, je l’avais fuie.

Comment en étions-nous arrivées là ? Car cette mère je l’aimais tant et pourtant le temps nous avait éloignées.

Je savais qu’elle avait sacrifié beaucoup de choses pour moi, pour que je souffre le moins possible. Si elle savait ! Je souffrais depuis si longtemps de ces barrières qu’elle avait érigées atour d’elle, de cette bulle dans laquelle elle m’avait enfermée !  Comment pourrait-elle le savoir ? Je ne lui avais jamais dit que je savais, ni ce que je ressentais. M’aurait-elle seulement écoutée ? J’étais tellement sûre qu’elle savait ce qu’elle faisait, puisque c’était pour moi, pour mon bien, me protéger, m’éviter toute peine, toute souffrance.

Souffrance. Un mot qui me fit tout à coup hoqueter au volant, déclenchant un flot de larmes et de cris. Ce fut comme les vannes d’un barrage qui venaient de céder et l’inondation allait tout emporter : les certitudes, les regrets, les peurs…Je devais lui dire, j’avais tant de choses à lui dire.

 

Lorsque j’arrivai à l’hôpital, à l’évocation du nom de ma mère, je sus au regard fuyant de la dame de l’accueil qu’il était trop tard. Le poignard s’enfonça plus profondément dans le ventre et je finis pliée en deux si bien qu’une infirmière me porta secours sans savoir ce qu’il m’arrivait.

Alors vint le médecin : « elle a tenu le plus longtemps possible mais elle était très affaiblie. Elle s’est éteinte doucement il y a quelques minutes. »

J’étais sidérée, persuadée qu’elle m’attendrait, que j’avais un peu de temps… lui dire au moins aurevoir. Je demandai à la voir et il chargea l’infirmière de me conduire auprès d’elle. La chambre me parut sinistre et le corps étendu dans le lit, à peine refroidi, ressemblait si peu à cette mère que j’avais connue. Cependant son visage apaisé semblait me sourire et j’en fus perturbée.

Mon regard se posa alors sur une enveloppe à mon nom posée à côté du lit.

« Elle me l’a dictée jusqu’à ce qu’elle n’ait plus la force de parler ».

Je ne pus que faire un oui de la tête avant de la mettre dans mon sac. Je n’arrivais pas à réaliser que la personne que je regardais était ma mère. Je ne la reconnaissais pas. Et alors que j’aurais eu beaucoup de choses à lui dire, le temps m’avait manqué. Mais ce manque était illusoire. J’avais créé cette situation, cet espace-temps, ainsi que la distance entre nous.

 

Les jours suivants furent vécus à la manière d’un automate ; les gens me parlaient, me plaignaient, vantaient mon courage, ma force… s’ils savaient… Je ne les entendais même pas, ne supportais plus leur condescendance, ne me rappelais pas leur présence : la colère ne m’avait toujours pas quittée. J’avais mis de la distance avec ma fille pour la protéger de cette colère. Elle ne comprenait pas pourquoi, elle qui ne cherchait qu’à me réconforter par sa présence.

Je sus que cela ne pouvait plus durer lorsque je me mis à crier après elle sans raison apparente, à trembler pour elle l’empêchant de rire, de vivre, l’obligeant à mettre à son tour de la distance pour ne pas « en rajouter » à ma peine.

C’est alors que je remis la main sur la lettre. Je me mis à trembler : de quoi avais-je peur ? Les dernières volontés de ma mère ? Je les avais déjà eues par le notaire. Des reproches ? Des secrets ? Des regrets ?

J’attendis le soir. Une fois ma fille couchée, je m’isolai à mon tour dans ma chambre. Un flot d’émotion me submergea à l’ouverture de l’enveloppe. En dépliant la feuille, mon cœur chercha à sortir de ma poitrine et j’eus toutes les peines du monde à le raisonner. Je lus :

 

« Ma Chérie,

Je sais que lorsque tu liras ce mot tu seras en colère. Tu m’en voudras de t’avoir caché ma maladie, te demandant pourquoi. Et puis tu t’en voudras de n’avoir rien remarqué, de n’avoir rien demandé, pas assez téléphoné… je ne sais par où commencer.

Le temps m’est compté à présent. Je dois aller à l’essentiel et cet essentiel c’est que je t’aime. Tout ce que j’ai fait c’était par amour. Je ne peux prétendre avoir fait les bons choix, mais j’ai fait de mon mieux. C’était sans doute maladroit parfois et sur le moment cela me semblait la meilleure chose à faire. Lorsque l’on devient parents on est investis d’une mission : guider nos petits êtres innocents sur le chemin de la vie et les protéger. Parfois on veut tellement bien faire qu’on en oublie qu’à vouloir les protéger de tout, on risque de créer une forteresse qui, lorsqu’elle s’écroule – car elle finit toujours par s’écrouler – libère des âmes non préparées.

Je crois que cette forteresse était ma peur de te voir vivre ma vie. Elle m’a fait oublier que se taire n’est pas toujours la solution et le silence souvent pire que le remède. Cette femme à qui je ne voulais pas que tu ressembles, je t’ai éloigné d’elle malgré moi. Je ne peux te blâmer et ne t’en ai jamais voulu. J’ai souhaité une dernière fois te préserver en t’évitant de vivre ma souffrance. Ce fut mon choix et je ne voulais pas que tu en pâtisses. Je ne peux dire si j’ai bien fait mais c’est ainsi et c’est trop tard. Alors ne m’en veux pas et ne regrette rien comme j’ai pu le faire. Si tout était à refaire peut-être ferais-je fait différemment… qui peut dire ? Peut-être penseras-tu que j’aurais dû te faire confiance ? Sans doute. Mais je suis une maman et le resterai où que je sois. Tu pourras me parler et je te répondrai. Si je devais te donner un dernier conseil c’est d’effacer ta colère et de vivre pleinement, sincèrement, honnêtement. Il n’y a rien de pire que se mentir à soi-même et je sais de quoi je parle.

A toi ma fille, avec tout mon amour et à jamais. »

Une larme atterrit sur le dernier mot, la première d’une longue série, telle la goutte de pluie annonciatrice d’une averse.

Je finis par m’endormir sur mon lit en position fœtale tenant fermement serrée le mot de cette mère qui m’avait tant manquée.

 

C’est au réveil que je sus ce que je devais faire. Je me préparai en hâte, et après avoir déposé ma fille à l’école je pris la direction du cimetière.

Devant sa tombe, je regardai le nom sur la stèle et hésitai un long moment avant d’arriver à sortir un son de ma bouche.

 

« Nous y voilà maman. Je suis là, et j’ai tant de choses à dire que moi non plus je ne sais par où commencer. Ce matin c’est apparu comme une évidence. Je devais venir te parler et je n’ai rien préparé. Un comble n’est-ce pas ? Moi qui fais des listes pour tout, des plans, par peur d’oublier… et qui finis toujours par oublier quelque chose !

Tu avais raison tu sais. J’étais très en colère en arrivant à l’hôpital, envers toi bien sûr – tu ne m’avais pas attendue, tu m’avais volé le dernier adieu, et surtout ne m’avais rien dit – et envers moi aussi. Il y avait une profonde culpabilité, ce sentiment de t’avoir abandonnée toi qui avais tout sacrifié pour rendre ma vie la plus douce possible. Mais tu dois entendre ce que j’ai à te dire, ce que j’ai gardé sur le cœur toutes ces années et que je viens seulement de comprendre : ce n’est pas moi qui suis partie, c’est toi qui m’as fait partir, inconsciemment mais sûrement, toi qui avec tes secrets, tes non-dits, tes « tout va bien » ne m’a pas fait confiance. Que croyais-tu ? Que je ne voyais rien ? Que je ne savais pas ? J’avais beau être une enfant je ressentais tout, et même si je ne comprenais pas je pouvais entendre. Me faire croire que tout allait bien en te montrant « forte » n’était finalement qu’un mensonge à mes yeux d’enfant. Alors, ce qui était faux dans ton présent, comment pouvait-il être vrai dans mon futur ? Je sais bien qu’on ne peut pas tout expliquer à un enfant mais ce n’est pas être faible que de lui montrer sa tristesse, sa peine, c’est juste lui montrer la vie, et cette vie n’est pas un long fleuve tranquille. J’ai grandi avec cette croyance qu’il faut se montrer fort pour insuffler de la force, que le lâcher prise était une perte de contrôle, alors que le lâcher prise est au contraire une force comme celle d’accepter ses faiblesses.

Ce n’est pas toi que j’ai fui maman, mais cette représentation de la vie que je ne voulais pas reproduire : les secrets, les mensonges, ces croyances erronées, et peut-être une part de moi-même. Je ne supportais plus ces « la vie vaut la peine d’être vécue » alors que tu ne la vivais pas et, tu vois, cela a fini par te ronger de l’intérieur. »

Je me rendis compte que la colère commençait à prendre le dessus et fis une pause pour faire retomber la pression. Je ne voulais pas déverser ma colère, cependant j’étais là pour faire ce que je lui reprochais de ne pas avoir fait durant toutes ces années.

« Tu sais maman, je ne ferai pas comme toi. Je ne me sacrifierai pas. Car c’est bien l’image que tu m’as donnée mais je ne suis pas là pour te juger. Qui suis-je moi, pour le faire ? Tu as fait selon ton histoire, tes capacités, et justement parce que c’est ton histoire elle ne deviendra pas la mienne. Je sais que tous tes actes étaient des actes d’amour. Je le sais bien. Grâce à toi je n’ai manqué de rien. J’aurais juste voulu que tu me laisses partager quelques-uns de tes fardeaux, pleurer avec toi, que tu me fasses assez confiance pour me parler et me laisser faire mes choix. Je sais que tu avais peur de me faire porter tes fardeaux – c’était les tiens – mais qui te dis que je les aurais pris ? De toute façon tu m’as refusé ce choix et nous ne le saurons jamais.

Alors ici et maintenant, je te fais une promesse : celle que dès mon retour je raconterai ton histoire, notre histoire, à ta petite-fille. Elle te connaîtra mieux, mais également sa mère. Je lui montrerai que parler est le premier des remèdes, un acte d’amour envers soi. »

Je sentis un vent léger effleurer mon visage.

« Je suis en paix maman. Avec toi, avec mon passé et j’espère un jour arriver à pardonner à ceux qui nous ont fait du mal, mais une chose est certaine, c’est que les secrets finissent toujours par éclater au grand jour et peuvent faire davantage de dégâts une fois dévoilés.

Je vais partir à présent et je ne reviendrai pas. Pourquoi le ferais-je ? Je sais que tu es partout autour de moi, et je te dis merci car c’est malgré tout ce que tu as fait, dit et même non-dit, qui a permis de faire de moi celle que je suis aujourd’hui :

 

            Désolée, car en m’éloignant de toi j’ai créé ce mal-être qui est en moi,

            Pardon, d’avoir pensé que tu étais la seule responsable alors que nous étions deux,

            Merci, de m’en avoir fait prendre conscience,

           Je t’aime, pour tout ce que tu m’as apporté, quoi que ce soit, qui m’a permis de grandir, de me construire et aujourd’hui encore, d’évoluer. »

 

Lorsque je rentrai, ma fille m’accueillit avec un sourire radieux comme si elle avait compris. Je la serrai fort contre moi, la fit asseoir sur le canapé à mes côtés et tins la promesse que je venais de faire : « Ma chérie, je vais te raconterai une histoire, une belle histoire… »

           

 

 

FIN

 

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