DIMANCHE : chapitre 1

« Mais qu’est-ce que… Un marteau-piqueur le dimanche matin ! Depuis quand autorise-t-on les travaux dans la rue un dimanche ? C’est insupportable ! se plaignit Sarah en se promettant d’aller se plaindre à la mairie dès le lendemain. »

Elle ouvrit péniblement les yeux. Le soleil s’était fait un passage entre les volets de sa chambre. Quelle heure pouvait-il bien être ? Elle gémit : le marteau-piqueur était dans sa tête. Combien de verres de vin avait-elle ingurgités la veille ? Quatre ou cinq, pas plus, rien qui justifiait, à son sens, son mal de crâne. Elle voulut se mettre assise dans le lit mais retomba la tête sur l’oreiller.

« On dirait une grosse caisse qui joue dans une fanfare, gémit-elle de nouveau. »

Elle se releva en appui sur ses coudes. La grosse caisse en question jouait sur le palier : quelqu’un tambourinait à sa porte. Se lever lui demandait trop d’effort. Si elle ne faisait pas de bruit la personne finirait peut-être par partir. Sarah se tourna dans le lit et enfouit sa tête dans l’oreiller pour atténuer le vacarme des coups amplifiés par sa sensibilité de lendemain de cuite. Rien n’y fit. Avec un grognement de rage elle s’extirpa du lit, enfila un peignoir et des chaussons, jeta un œil à son reflet dans le miroir, se fit une grimace de dégoût avant d’accéder à l’entrée. Après un rapide regard par le judas et malgré une vision floue de l’importun, Sarah tira le verrou et entrouvrit la porte.

« Qu’est-ce que c’est ? »

A sa bouche pâteuse elle devina une haleine chargée. Elle éternua bruyamment.

Un homme en costume cravate lui sourit instantanément, un sourire franc, sincère.

« Mademoiselle MARCH ? Sarah MARCH ?

— Mouais, c’est moi, Sarah MARCHE, rectifia-t-elle en appuyant sur le E.

— Bonjour, je me présente : Vincent PRICE, de la société “A VOS SOUHAITS”. »

Ce disant, il lui tendit une carte sur laquelle figuraient, au recto le nom de l’entreprise comme sorti d’une lampe à huile, au verso ses nom, prénom et qualité.

« C’est une blague ! dit-t-elle en lui rendant la carte.

— Je suis ici pour vous annoncer une excellente nouvelle, continua l’homme. »

Il laissa sa phrase en suspend pour lui laisser le temps d’enregistrer l’information.

« Puis-je entrer un instant ?

— C’est-à-dire…

— C’est vraiment une excellente nouvelle, dit-t-il en forçant le passage. Joli, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire à la pièce. »

Sarah resta sans voix. C’est quoi ça ? Une caméra cachée ? Un tueur en série qui l’a pistée depuis la veille au soir ? Si c’est le cas, trop tard pour elle !

« Je ne suis pas un tueur en série Mademoiselle MARCH.

— MARCHE, rectifia-t-elle machinalement en se demandant si elle ne dormait pas encore.

— Je vous laisse cinq minutes pour vous rafraîchir et finir de vous réveiller. »

Sarah le fixa bouche bée. Mon Dieu, il lit dans ses pensées ! Une lanterne rouge clignota dans sa tête. Pourquoi habite-t-elle au dernier étage ? Elle ne peut même pas s’enfuir en sautant et il n’y a pas d’échelle de secours.

« Je vous assure Mademoiselle MARCH que je ne suis pas le grand méchant loup. »

La vision de cet homme avec de longues dents acérées prêt à bondir et à la dévorer, s’imposa. Elle tressaillit. Il se leva. Instinctivement elle recula et se cogna à une chaise. Il posa gentiment la main sur son bras, l’invitant à passer dans la salle de bain.

« Finalement, prenez-en quinze. »

Elle ferma la porte et l’imagina sourire en entendant le verrou intérieur. Elle se retourna vivement pour capter de nouveau son reflet dans le miroir. Pas la peine de lui demander qui était la plus belle aujourd’hui ! Étonnant qu’il ne se soit pas encore brisé. A trente ans, elle en paraissait dix de plus ce matin.

La douche lui fit reprendre ses esprits. « Réfléchis ma vieille, se sermonna-t-elle à voix basse, que s’est-il passé hier ? Tu étais avec Chloé, à refaire le monde, à envisager un nouveau travail, une nouvelle orientation professionnelle, à râler après la famille, les mecs, le sien qui est un éternel gamin à trente-cinq ans et refuse de grandir mais dont elle n’arrive pas à se détacher – un jour il finira par la quitter, pas besoin d’être un devin pour le savoir – mais qu’est-ce qu’on a dit d’autre ? Et ce type-là, assis dans mon fauteuil qui s’émerveille du bazar dans mon appartement ! »

Le jet d’eau salvateur lui remit les idées en place. Elle réfléchit cette fois-ci en silence : on est dimanche. Il y a huit jours, tu devais supporter un repas de famille, ta belle-mère et ses deux pestes de filles qui n’ont pas arrêté de t’envoyer des pics car tu es toujours célibataire, que l’horloge biologique tourne, etc, alors qu’elles affichent des mariages réussis, l’une avec un banquier morne et coincé, l’autre avec un avocat “m’as-tu-vu je-sais-tout”, et ton père qui laisse dire te jetant un regard du genre “laisse couler” que sa femme lui reproche aussi sec.

Lundi rien, mardi tu as laissé ton CV à une entreprise de communication. Oh ! pas un grand poste, juste pour recevoir les clients et répondre au téléphone. Ta lettre de motivation était bateau et six mois au chômage c’est très long. “On vous rappellera” ; on sait tous ce que cela veut dire.

Mercredi tu as passé ta journée au téléphone. Non tu exagères, mais pas loin.

Jeudi visite à ta mère. Elle t’a élevée quasiment seule dès l’âge de dix ans, jamais remariée. Des histoires ? Peut-être, tu n’en as jamais rien su, rien vu. Tu voudrais tant qu’elle soit heureuse.

« Mais je suis heureuse ma chérie, ne cessait-t-elle de te répéter. Le bonheur ne dépend pas d’un homme, mais de toi. Quand tu l’auras compris alors tu seras heureuse et prête à aimer. Moi je sais que tu accompliras de grandes choses. »

Cela t’avait fait sourire. L’amour et la confiance d’une mère sont indéfectibles.

« Et toi maman, qu’as-tu accompli ?

— Toi ma fille, la merveille des merveilles : une fille belle, généreuse, volontaire, qui se cherche encore…

— Oui mais pourquoi n’as-tu pas refait ta vie ?

— Au début je n’étais pas prête à refaire confiance, puis j’ai voulu me prouver que je pouvais y arriver seule. Ensuite on s’habitue, on s’y fait et on ne se voit plus vivre autrement. »

Le ton n’avait été ni triste, ni résigné, une simple constatation. Mais son sourire, bien que se voulant rassurant, n’avait pas pu masquer une pointe de regret. A quarante-huit ans, ta mère a encore de belles années devant elle – tu le lui as déjà dit plusieurs fois – et tu sens que malgré tout ce qu’elle peut dire à chacune de tes visites, il ne manque plus que l’amour pour que son bonheur soit complet. Et ça, c’est ton vœu le plus cher.

Un bruit de verre cassé la sortit de ses pensées. Elle enfila rapidement la première robe qui lui tomba sous la main et fit irruption dans la pièce d’où provenait le bruit, les cheveux mouillés et en bataille.

« Qu’avez-vous cassé ? »

Il se tenait debout, un soliflore intact entre les mains.

Sarah se tourna et retourna, cherchant du regard des morceaux de verre cassé. Rien. Elle lui prit brusquement le vase des mains qui lui échappa et se brisa en tombant.

« Ce bruit-là ? »

La jeune femme grogna en ramassant les débris. En les jetant dans la poubelle, elle aperçut la paire de ciseaux près de l’évier. L’idée du tueur en série refit surface. Elle la saisit et la dissimula derrière son dos. Il était toujours dans la pièce à regarder les photos de famille accrochées au mur. En réalité il y en avait très peu. Une avec sa mère, une où elle danse avec son père, une avec Chloé, une…

« Qui est-ce ? demanda-t-il en désignant un homme sur une photo.

— Ça ne vous regarde pas ! »

Elle se planta entre lui et le portrait de l’homme en question.

« Bon, qui êtes-vous et que voulez-vous ? »

Elle avait repris un peu du poil de la bête.

Il se rassit en croisant les jambes et lui adressa de nouveau un sourire charmeur.

« Je suis envoyé par mon patron pour vous annoncer que votre candidature a été retenue.

— Ma candidature ?

— Il vous trouve parfaite pour ce travail.

— Un travail ?

— Il veut pour rencontrer pour en discuter et vous faire une proposition.

— Une proposition ? »

L’homme décroisa les jambes pour se pencher vers elle.

« Un petit conseil : quand vous serez face à lui, évitez de faire le perroquet, ça l’énerverait. C’est un homme peu porté sur la plaisanterie. Bien, nous sommes d’accord, ajouta-t-il en se levant. Une voiture viendra vous chercher demain à neuf heures pour vous conduire à lui. Soyez prête. »

Il se dirigea vers la porte sans lui laisser le temps de riposter, puis se retourna.

« A bientôt Mademoiselle MARCH, lança-t-il une dernière fois en déposant sa carte de visite sur le guéridon de l’entrée. »

Sarah ne se rendit compte de son départ que lorsqu’elle entendit le cliquetis de la porte se refermer sur lui.

« MARCHE, corrigea-t-elle une dernière fois. »

Que venait-il de se passer ? C’était quoi cette offre d’emploi ? Elle ne se souvenait pas de cette société. Où était l’embrouille ? Chloé : l’appeler ; elle était sûrement au courant. Si c’était une blague de sa part, elle allait l’entendre.

Messagerie : « Bonjour à tous, vous devrez attendre que je vous rappelle pour me parler. A bientôt peut-être.

— Chloé, décroche, c’est urgent. Il m’est arrivé quelque chose d’étrange à l’instant. Allez, décroche… »

Sarah trépignait d’impatience. Seule Chloé pourrait lui donner une explication à ce qu’il se passait, et surtout lui rappeler la soirée de la veille dont un brouillard épais persistait.

« Rappelle-moi de toute urgence. »

Au même moment quelqu’un frappa à la porte. Elle s’avança et jeta un œil méfiant par le judas avant d’ouvrir : Chloé ! Machinalement son regard passa de son portable à son amie.

Celle-ci déboula dans la pièce, en colère.

« Qu’est-ce que tu fous Sarah ? Ça fait une heure que j’essaie de te joindre ! »

Elle exagère à peine. Ce qui l’avait attiré chez elle au collège c’était son caractère aux antipodes du sien. Chloé avait toujours affiché une assurance, une détermination à la limite de l’effronterie. Elle avait été admirative devant cette fille qui n’avait peur de rien, ni des professeurs, ni de ses parents et des punitions qu’elle arrivait à contourner. Au fil des années elles avaient appris à se connaître, s’apprécier, chacune devenant la complémentarité de l’autre. Elle était devenue le garde-fou de Chloé et elle son tisonnier, la poussant, la titillant sans arrêt pour l’aider à prendre des décisions, « se dépasser » comme elle disait. Physiquement elles étaient également totalement différentes. Chloé, brune aux yeux verts affichait avec fierté ses rondeurs et savait les mettre en valeur. Les hommes ne s’y trompaient pas. « Il n’y a rien de plus beau à leurs yeux qu’une femme qui assume son corps » répétait-elle sans cesse. Ça, elle le faisait parfaitement. Sarah était rousse aux yeux noisette, plutôt mince mais n’attirait pas spécialement les regards. Son attitude les dissuadait de s’approcher aux dires de son amie. Quelle attitude ? Un champ magnétique qu’elle avait érigé autour d’elle. Ridicule ! s’emportait-elle. Elle ripostait en traitant Chloé d’éponge au cœur généreux sous ses airs frondeurs d’où ses déboires sentimentaux.

Son amie éclata soudain en sanglots. Sarah, surprise, la prit dans ses bras.

« Laisse-moi deviner : c’est Pierre ; il t’a “encore” larguée. »

Elle l’amena s’asseoir, lui tendit une boite de mouchoirs en papier et l’invita à lui raconter. Chloé s’exécuta par un flot de paroles entrecoupées des spasmes, de sanglots et de mouchages.

« C’est un gamin, tu comprends ? Je lui ai tout passé, j’ai tout accepté : ses caprices, ses copains, ses jeux, sa jalousie, et pour quoi ? Pour me faire larguer pour une… une… couguar ! Tu te rends compte ?

— Oui c’est dur…

— Je ne lui donne pas une semaine pour le foutre dehors, il est tellement gamin ; il n’y a que moi pour le supporter. Une femme comme elle ne voudra pas s’encombrer d’un enfant. Elle s’amusera un temps puis elle le jettera comme un kleenex. Bien fait pour lui !

— Tu as raison…

— Et qu’il ne compte pas revenir, c’est TER-MI-NE. »

Sarah sourit intérieurement. Combien de fois avait-elle entendu son amie tenir ce discours et céder face à son regard de chien battu ?

« Je ne veux plus le voir, plus l’entendre ; tiens je vais lui écrire pour lui dire qu’il m’oublie et qu’il ne compte pas que je le reprenne un jour. »

Encore une fois elle laissa dire. Dans cet état, rien de ce qu’elle pourrait suggérer ne changerait sa détermination du moment. Écrire ? Elle n’était pas sûre que Pierre comprenne quoi que ce soit. A vrai dire, il s’en moquerait sans doute et en profiterait peut-être pour se moquer d’elle avec sa nouvelle conquête. Dès le début Sarah avec cerné le personnage : un homme insouciant, immature, un Peter Pan qui avait trouvé une fille prête à l’excuser en tout. Mais voilà, peut-être était-il arrivé à un tournant de sa vie où il avait décidé de grandir. Peut-être que Chloé n’était pas celle qui pouvait l’aider à le faire ni lui en donner l’envie. On pouvait supposer bien de choses. Elle s’écarta de son amie et la saisit par les épaules.

« Maintenant tu vas arrêter de te lamenter. Combien de temps encore vas-tu pleurer à cause de lui ? Si tu fais le constat de tout ce temps passé ensemble, combien de jours à rire et combien à vous disputer, tu peux me dire ? »

Silence. Elle lui reprit la boite de mouchoirs.

« Tu as assez versé de larmes ! Tu vas te secouer – elle joignit le geste à la parole – vivre pour toi avant tout et non pour lui. Tu lui laisses un ultimatum, par téléphone et non par écrit : si d’ici la fin de la semaine il n’a pas vidé l’appartement de ses affaires, tu les donnes à Emmaüs.

— Quand même…

— Et tu le feras ! Tu lui prouveras, ainsi qu’à toi-même, que c’est réellement fini, que tu ne te laisseras plus manipuler par qui que ce soit. »

Chloé garda la tête baissée.

Sarah la secoua de nouveau.

« C’est compris ?

— OK, OK… arrête de me secouer !

— Alors écoute-moi : je vais te préparer un café bien fort, de quoi reprendre tes esprits, et nous allons pouvoir discuter d’autre chose. Va te rafraîchir dans la salle de bain, je le prépare. »

Chloé s’exécuta tel un automate.

Sarah revint avec la tasse de café fumante, la posa devant son amie qui en but une gorgée, et s’assit face à elle.

« A mon tour. Il m’est arrivé quelque chose de très étrange, inquiétant je dirais même. »

La jeune femme fit mine de réfléchir, puis reprit d’une voix mystérieuse.

« Inquiétant peut-être pas, mais étrange ça c’est certain. »

Chloé fronça les sourcils, intriguée.

« Voilà, ce matin… »

Au fil de l’histoire elle vit son amie ouvrir de grands yeux, les plisser en signe de méfiance, pencher la tête de côté dubitative, puis éclater de rire.

« Tu te fous de moi !

— Non, répondit Sarah légèrement vexée.

— Dis, on a bien bu hier soir, mais fumé, ça non ! Tu t’es fait un sacré trip ma vieille.

— Tu ne me crois pas ? »

Sarah alla chercher la carte laissée par le visiteur.

Chloé la tourna et la retourna dans les mains avec une grimace.

« Bizarre !

— Ah tu vois !

— Non, je veux dire, au toucher.

— Comment ça ?

— Et bien, ça a l’aspect du carton, mais quand tu passes les doigts dessus on dirait… du duvet. Tu sais, comme celui d’un poussin ! »

Sarah lui arracha la carte des mains et l’examina à son tour.

« T’as raison. Y’a sûrement un truc : de la magie ?

— De la magie je ne sais pas, mais y’a un truc c’est sûr. Une astuce commerciale pour attirer les clients peut-être.

— En tout cas, c’est n’importe quoi ! »

Elle essaya de déchirer la carte, en vain. Son amie prit le relais sans plus de succès et la paire de ciseaux pas davantage.

« Oh là ! s’exclama Chloé après avoir jeté l’objet démoniaque sur la table basse. Tu dois te débarrasser de cette chose au plus vite. D’abord on dirait du carton, puis du duvet et pour finir c’est aussi dur que l’acier ! »

Les deux filles réfléchirent un moment.

« Le feu ! s’écria Chloé.

— Et puis quoi encore ! Si cette chose est envoûtée ou je ne sais quoi, il ne manquerait plus que je mette le feu à mon appartement !

— Ouais, t’as pas tort. Alors tu vas jeter cette carte dans une benne à ordures – Chloé se tapa les mains – et ni vu ni connu !

— Et puis quelqu’un d’autre la récupère… non je ne veux pas être responsable du malheur d’autrui.

— T’y vas fort. On ne sait pas si cet objet est vraiment maléfique, et je ne vois pas d’autre solution.

— Si, la rendre à son propriétaire.

— Tu veux y aller ? Tu ne sais même pas où c’est. Il n’y a pas d’adresse, ajouta son amie après un nouvel examen de la carte. »

Puis elle la reposa sur la table du salon comme si elle lui avait brûlé les doigts et secoua la tête.

« Trop risqué.

— C’est l’histoire d’une heure ou deux. Je rencontre le patron, on discute, je décline son offre, la lui rends et le tour est joué. »

Elle reçut en réponse une moue septique.

« Rassure-toi, on ne va pas me séquestrer.

— Qu’est-ce que t’en sais ? C’est peut-être une organisation secrète de trafic de femmes ! »

Sarah éclata de rire.

« Trop vieille pour ça ! Non, je vais y aller, c’est mieux. J’avoue que ça m’intrigue. Imagine : je me réveille, j’éternue en ouvrant la porte, et un homme me tend une carte où il est écrit “A VOS SOUHAITS ; plutôt drôle. »

Chloé réfléchit.

« Tu te souviens notre délire d’hier soir ? On refaisait le monde comme à notre habitude, dissertait sur le bonheur avec ou sans homme, après tu t’es mise à éternuer à trois reprises.

— Normal, il y avait plein de poussière chez toi. »

Chloé fit un geste pour chasser cette idée.

« Rappelle-toi. A chaque fois je disais “à tes souhaits”, et puis j’ai dit “ce serait fou si nos vœux pouvaient être réalisés juste après”.

Elles se regardèrent une minute, puis firent « NON » en même temps.

« Je n’ai pas fait de vœu, précisa Sarah.

— Du moins, tu ne t’en souviens pas. Voilà ce qu’on va faire.

— On ?

— Tu ne crois pas que je vais te laisser te jeter dans la gueule du loup toute seule ?

— C’est amusant que tu emploies cette image, parce que c’est exactement ce que m’a dit l’homme.

— Qu’il était un loup ?

— Non, qu’il n’était pas le grand méchant loup, justement.

— Tu vois, c’est un signe ! Tu as rendez-vous à quelle heure ?

— Une voiture vient me chercher à neuf heures. »

Chloé poussa des petits grognements en réfléchissant.

« Alors tu te laisses conduire et tu m’envoies par texto le descriptif du trajet parcouru pour que je sache où te trouver. Ensuite, quand tu seras face au “Big Boss”, tu mets ton téléphone en mode enregistreur pour recueillir des infos ; le plus de preuves possibles.

— Des preuves de quoi ?

— Je ne sais pas moi, des preuves, c’est tout ! Voyons, qu’elle heure est-t-il ? Quatre heures…

— Quatre heures ! s’écria Sarah affolée, dans une heure je dois être chez ma mère.

— Très bien, ça te fera penser à autre chose. Moi je fais des recherches sur internet et je te dis ce que j’ai trouvé. Ça te va ?

— Tope-là ! »

Elles se tapèrent les mains à la façon des basketteurs pour valider le deal. Sarah se levait quand Chloé demanda :

« Au fait, il ressemble à quoi ce type ? »

Sarah s’arrêta dans son élan, réfléchit puis haussa les épaules.

« J’ai compris, je m’en vais. Tchao ma belle ! Je te tiens au jus. »

Quand la porte se referma, Sarah sourit. Son amie était redevenue elle-même et avait totalement oublié sa peine. Mission accomplie.

***

« Ah ! ma chérie. Te voilà enfin, je commençais à m’inquiéter ! »

Commençais seulement, pensa Sarah en passant le pas de la porte, c’est un euphémisme.

« J’ai fait une tarte aux pommes. Tu en mangeras bien un morceau. »

Caroline était une belle femme, de celles qui paraissent dix ans de moins. Après le divorce, sa vie s’était bâtie essentiellement autour de sa fille. Il était arrivé à Sarah de culpabiliser mais aujourd’hui elle avait sa propre vie à gérer. Elles avaient les mêmes cheveux roux, le même sourire, mais ses yeux lui venaient de son père. Ils n’étaient pas marron mais « noisette » lui rectifiait-on sans cesse. Aujourd’hui encore, elle ne saisissait pas la nuance. Un tantinet mère-poule, Sarah devait dire à sa décharge qu’elle l’avait élevée seule. Parfois ça l’attendrissait, aujourd’hui ça l’exaspérait.

« Tu as l’air fatiguée ma chérie. Tu as fait la fête ce week-end ? »

Elle lui donnait du « ma chérie » à tout bout de champ – ça aussi l’exaspérait – mais ne disait rien pour ne pas entendre le « c’est parce que je t’aime ».

« Avec Chloé j’imagine ?

— Oui maman, répondit Sarah légèrement agacée par la désapprobation à peine voilée. C’est mon amie, donc je sors avec elle le soir. Pourquoi ne l’aimes-tu pas ?

— Je n’ai jamais dit que je ne l’aimais pas ! Je pense juste qu’elle n’a pas une très bonne influence sur toi. Je la trouve trop… révoltée, trop… survoltée, trop…

— J’ai compris tu la trouves trop ! »

— Ta mère a toujours eu du mal à trouver les mots pour exprimer ce qu’elle ressent, fit une voix dans son dos qui la fit pousser un petit cri de stupeur.

— Oncle Phil, comme je suis heureuse de te voir ! »

L’homme qui se tenait dans l’embrasure de la porte de la cuisine était grand, du moins c’est ce qu’il disait de son un mètre quatre-vingt. Il avait une cinquantaine d’années, les cheveux poivre et sel et les yeux bleus. Ou était-ce gris ? A vrai dire, ils changeaient de couleur selon l’humeur. C’était un sujet de taquinerie entre eux. Elle disait qu’ils devenaient bleus à chaque fois que sa mère entrait dans son champ de vision.

« Moi aussi ma puce, dit-il en recueillant sa nièce dans ses bras.

— Ne m’appelle plus comme ça, lui reprocha-t-elle gentiment, j’ai grandi tu sais !

— C’est ma foi vrai, l’observa-t-il en l’éloignant légèrement ; tu préfères “ma chérie” ?

— Mais c’est gentil “ma chérie”, riposta sa mère en passant devant eux avec le plat. Allez, venez vous asseoir.

— Quand es-tu arrivé ? Où étais-tu ? Combien de temps restes-tu ?

— Doucement ma puce… pardon !

— Ça va pour cette fois à condition que tu nous racontes ce que tu as fait pendant toutes ces années.

— D’abord on déguste ma tarte, gronda affectueusement sa mère. »

L’oncle haussa les épaules en signe de soumission.

Sarah sourit au spectacle de sa mère servant son oncle. Après le divorce de ses parents, il avait ouvertement désapprouvé le comportement de son frère et coupé définitivement les ponts avec lui dès l’annonce de son remariage. Elle revint à la charge.

« Alors oncle Phil, où étais-tu passé toutes ces années ?

— Oh ! loin, très loin ! A droite, à gauche – on ne pouvait pas faire plus vague – et je ne suis parti que deux ans, rectifia-t-il.

— Papa disait toujours que tu étais un aventurier incapable de se fixer, un chasseur de trésor fuyant ses responsabilités et vivant en marge de la réalité.

— Il y va fort, ricana-t-il. J’ai travaillé un temps pour une compagnie qui recherchait les épaves de bateaux. J’ai collaboré également avec un groupe de spéléologues à la découverte de grottes préhistoriques. J’ai été engagé par… comment dire… un amateur d’art pour trouver des vestiges archéologiques. Puisqu’on en parle, enchaîna-t-il, que devient cet idiot ? Toujours affublé de sa sorcière et ses deux sangsues ? »

La jeune femme pouffa, amusée par la comparaison entre les vestiges et sa belle-mère.

« Je n’ai jamais compris pourquoi il s’était embarrassé d’elles. Elles ont quelque chose de malsain. Tant pis pour lui. Qu’il reste et pourrisse dans sa tanière avec ses parasites !

— Philibert ! protesta Caroline. »

Loin d’être désolé, il s’excusa cependant auprès de sa nièce.

« Pardon Sarah, il reste ton père et je n’ai pas à te parler de lui de cette manière – il posa une main chaude sur la sienne – tu me pardonnes n’est-ce-pas ?

— Bien sûr Oncle Phil. Je suis lucide en ce qui le concerne, et je trouve que tu as bien cerné toute la clique. »

S’adressant à Caroline, il montra Sarah du doigt avec fierté.

« C’est bien ma nièce : intelligente, futée et belle comme sa maman. »

Cette dernière rougit légèrement.

« A toi maintenant : que fais-tu actuellement ?

— Elle traîne avec une amie et sort pratiquement tous les soirs ; ça me navre.

— Maman ! râla la jeune femme. Ce n’est pas vrai, et puis j’ai peut-être trouvé un travail.

— Vraiment ! Pourquoi ne le disais-tu pas ?

— Parce que ce n’est pas encore sûr. J’ai un entretien demain matin.

— C’est un bon début, intervint son oncle. Pour faire quoi ?

— Je ne sais pas trop, réceptionniste je crois.

— Quel est le nom de l’entreprise ?

— “A vos souhaits”. C’est amusant non ?

— Effectivement, acquiesça sa mère. C’est peut-être une entreprise de produits dépoussiérants ! »

Sarah éternua ce qui fit rire les deux femmes. Le sérieux de l’oncle les ramena à la réalité.

« Comment as-tu été contactée ?

— Alors là, c’est étrange. J’ai bien déposé des CV un peu partout mais je ne me souviens pas de cette boite.

— S’ils t’ont contacté c’est que tu as dû le faire ma chérie.

— Sûrement. En tous cas, un homme est venu aujourd’hui en début d’après-midi.

— Un dimanche ! s’étonna sa mère.

— Oui, j’étais étonnée aussi, puis il m’a montré sa carte et…

— Alors un inconnu se présente chez toi un dimanche avec une carte quelconque et tu lui ouvres grand la porte ; il aurait pu être un tueur ! »

Sa mère n’avait pas tort. Et pour cause, elle y avait songé elle-même.

« Peux-tu me décrire ton visiteur ? Quel est son nom ? demanda l’oncle visiblement intrigué. »

Elle avoua son ignorance.

« Je ne saurais dire. J’ai un vague souvenir de son visage.

— Mais tu l’as vu il y a quelques heures à peine ! s’exclama sa mère.

— C’est vrai, c’est bizarre : grand je sais, brun il me semble, les yeux je ne me rappelle plus. Je me souviens d’un sourire chaleureux et rassurant, d’une sensation de bien-être. Je me sentais en confiance. Vincent quelque chose.

— Tu ne trouves pas ça louche ? »

La question de Caroline s’adressait à l’oncle qui se massait le genou gauche en grimaçant.

« Peut-être, peut-être pas, répondit-il.

— Cela s’appelle une réponse de Normand.

— Qu’est-ce que tu as au genou ? demanda Sarah.

— Oh ça ! Les aléas du métier. Une mauvaise chute lors de mes investigations. Ce n’est pas bien méchant.

— De toute façon, ne vous inquiétez pas. Chloé restera en contact avec moi et au moindre problème elle avertira la police.

— Très rassurant, dit sa mère avec ironie. »

Elle reçut à son tour la main chaude de l’oncle sur la sienne pour l’apaiser.

« Fais lui confiance Caro. Je suis sûr qu’il n’y a aucun danger. »

Cette dernière fit promettre à sa fille de l’appeler après l’entretien. Sarah s’exécuta et conclut le pacte par une bise sonore sur sa joue sans remarquer le sourire énigmatique de son oncle, sourire qu’il s’efforça de garder jusqu’à son départ. Le reste du temps fut consacré au récit de sa dernière découverte : un galion espagnol datant du XVIIème siècle au large des Caraïbes.

Plus tard, après le départ de Sarah, Caroline exprima tout haut ses inquiétudes sur le sujet précédent.

« J’ai un mauvais pressentiment.

— Je pense qu’il ne sert à rien de s’inquiéter à l’avance ; ce qui est un peu ton défaut. »

Elle voulut protester mais comprit en le regardant qu’il la taquinait.

« Ceci dit, ajouta-t-il sérieusement, je vais faire ma petite enquête – il la serra contre lui tout en la rassurant – et ne t’en fais pas, je ne serai pas loin s’il y a quoi que ce soit.

— Ne m’as-tu pas dit que tu devais repartir bientôt ?

— Je peux attendre de voir ce que Sarah va nous raconter. »

Caroline relâcha la tension dans les bras protecteurs de son beau-frère.

« Je t’ai promis de toujours veiller sur elle. Ai-je jamais manqué à mes promesses ? »

Un « merci » fut tout ce qu’il reçut. Il s’en contenta.

***

En franchissant la porte, Sarah entendit la voix de son amie sur le répondeur et se précipita pour décrocher.

« Je suis là !

— Ah enfin ! Pas trop tôt !

— Je viens à peine de rentrer. Tu sais ce que c’est. Chez ma mère, difficile de faire court.

— Il va falloir arriver à couper le cordon un jour, tu sais ?

— Ne commence pas s’il te plaît. T’as trouvé quoi ? »

Un silence se fit pesant, si bien que Sarah crut qu’elles avaient été coupées. Puis des grésillements sur la ligne couvrirent la réponse de Chloé.

« Répète, je n’ai rien entendu. »

Elle fit des efforts surhumains pour arriver à déchiffrer quelques mots avant que la communication ne coupe définitivement.

« Rien… louche… registre…. Méfie-toi…

— Allô ! Chloé ? Allô ! cria-t-elle. »

Chaque rappel fut un échec, tombant sans cesse sur sa stupide messagerie. Elle essaya sur Skype mais impossible de se connecter. La galère ! pensa-t-elle, on est perdus sans nos outils informatiques.

Il fallait qu’elle réfléchisse et mette ses idées en ordre. Demain, on viendrait la chercher pour la conduire devant le PDG d’une entreprise dont elle ne se souvenait pas avoir envoyé son CV, pour un emploi, croyait-elle, de réceptionniste, pour une durée encore indéterminée. Et cette histoire s’était déroulée un dimanche, dans son appartement, au lendemain d’une soirée plus qu’arrosée. En effet, dit ainsi, ça ne pouvait qu’inciter à la méfiance. Et pourtant au fond d’elle aucune peur, aucune inquiétude, ce Monsieur PRICE – elle venait de jeter de nouveau un œil à la carte de visite – lui inspirait confiance. Elle sentit une fatigue s’abattre sur elle. Elle se mit à bâiller, bâiller et bâiller encore, ce qui l’obligea à s’allonger sur le canapé, privée de force pour aller jusqu’à son lit, et s’endormit aussitôt.

***

Elle fit un rêve étrange cette nuit-là : Vincent PRICE voulait la sauver d’une sorcière aux yeux jaunes qui la séquestrait dans une fosse à serpents. Du sang s’écoulait de sa poitrine à l’emplacement de son cœur. Au bord du gouffre, il lui tendait la main, lui criait de l’attraper, mais elle était retenue par la voix de sa mère au loin, en habit de deuil. Elle s’aidait d’une canne pour venir vers sa fille mais trébuchait sur des obstacles invisibles. La nuit tombait ; il se mettait à neiger mais elle se sentait apaisée. PRICE continuait de lui parler, sa mère de l’appeler, le choix était un déchirement. Elle voulait escalader les parois mais tombait sans cesse. Un rire de crécelle résonnait tout autour d’elle. Des yeux jaunes la scrutaient dans le ciel étoilé, figeant autant son corps que son esprit. Son cœur saignait toujours. Puis sa mère se transformait pour devenir son oncle qui s’avançait canne à la main, sans boiter. Il lui murmurait à l’oreille de ne pas avoir peur de la neige, de la nuit, de la vie.

Elle se réveilla en sursaut. Il était huit heures. Dans une heure on passait la prendre.

2 réflexions sur « DIMANCHE : chapitre 1 »

  1. Merci pour ce 1er chapitre
    Il.m a donné l eau à la bouche et encore plus envie de mire le livre en entier.
    Tu es vraiment une conteuse hors pair et je suis fière de te connaitre et d être ton amie.
    Gros bisous

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