LE DESTIN D’ANNABELLE

Il était une fois dans un village gris et terne, régi par la monotonie d’une vie sans surprise, une petite fille qui répondait au doux prénom d’Annabelle en hommage à ses arrière-grands-mères disparues peu avant sa naissance : Anna et Belle.

Dès le premier jour, que dis-je, la première seconde où elle ouvrit la bouche pour crier comme le font d’ordinaire tous les bébés, elle émit un son étrange que personne ne reconnut, ni ses parents, ni la famille. Plus elle grandissait et plus ce son devenait puissant. Les hommes et femmes, après s’être extasiés devant ce bambin aux joues roses et aux yeux pétillants tels la rosée du matin, s’éloignaient de dégout en entendant ce drôle de gazouillis qui n’en était pas un.

Un jour de ceux que l’on pourrait qualifier d’apocalyptique – c’est ainsi que le décrivirent oncles, tantes, cousins et même les parents les plus éloignés conviés à fêter le premier anniversaire du charmant bambin – le terrible évènement se déroula alors que la fête battait son plein. La famille s’était réunie autour d’une grande table. Les convives discutaient bruyamment et le brouhaha incessant n’aurait jamais pu laisser percer le moindre son. Pourtant, celui-là ne passa pas inaperçu et suscita une grande frayeur dans l’assemblée. La grand-tante Armelle, qui n’avait pas compris pourquoi l’enfant avait reçu un prénom de personnes décédées alors que le sien était beaucoup plus joli, se mit à hurler. Les enfants de la tribu cessèrent leur course-poursuite autour de la longue table. Certains s’étranglèrent avec leur potage. L’oncle Arnold renversa son verre de vin et pesta d’avoir gaspillé un si bon cru. Sa femme Zoé pesta également, surtout à l’idée de devoir détacher sa chemise à la main.

Mais il y eut pire. Alors qu’elle persistait à émettre ce singulier bruitage, Annabelle, qui tenait à peine debout, se mit à taper du pied par terre et tourner sur elle-même, telle une toupie, en un étrange spectacle de foire. Tous les convives, effrayés, désertèrent précipitamment la fête avant l’heure sans avoir fini leur assiette ni leur verre, même l’oncle Arnold qui venait de remplir le sien de nouveau. Les enfants happés par leurs parents furent tirés hors de la salle en décrivant un large périmètre de sécurité autour de la petite fille. Certains lui montrèrent la langue, d’autres firent mine de lui donner un coup de pied. Les parents d’Annabelle, Alice et Zacharie n’en revinrent pas. C’était comme si une tornade avait sévi à l’intérieur. Les chaises étaient renversées, tout comme les plats, les verres, les assiettes. La nourriture jonchait le sol.

La décision fut prise d’aller consulter le vieux sage de la montagne solitaire, vu qu’aucun médecin jusque-là n’avait su identifier le mal de leur fille. Sa vie en dépendait. Elle n’allait pas vivre ainsi comme une pestiférée jusqu’à la fin de ses jours. Elle n’avait qu’un an et déjà mauvaise réputation. Sa mère avait saisit à la volée une réflexion qui l’avait décidée à agir : « Pauvre petite, elle ne pourra jamais fonder une famille ni travailler avec cette… cette… chose ». Cette phrase avait été prononcée par grand-père Ziggy, lui qui savait bien ce que voulait dire être un paria pour l’avoir été lui-même. Longtemps il avait été mis à l’écart pour avoir épousé Belle, une femme de la contrée voisine. La tradition, dont personne ne connaissait plus l’origine, voulait que chaque homme et femme du village soient affublés d’un prénom commençant par A ou Z. Quel scandale !

Dès le lendemain, les parents d’Annabelle la préparèrent chaudement pour un long voyage. La randonnée serait rude, la neige au rendez-vous sur les hauteurs. Alice pleurait à l’idée de ce que pourrait révéler le grand sage une fois là-haut. Zacharie tenta de la rassurer :

« Regarde Annabelle, si jolie, si belle, elle ne peut avoir un mauvais fond, il y a forcément une raison, une solution, ne t’inquiète pas, nous trouverons. »

C’est ainsi, qu’ils partirent, quittant leur village sous les regards fuyants des habitants, parfois haineux, parfois dédaigneux, mais tous heureux qu’ils s’en aillent, persuadés que l’enfant était porteuse d’une grave maladie contagieuse.

***

Le premier jour fut comme une balade, les parents ravis de cette marche hivernale sous le soleil, par delà les chemins désertés en raison du froid, la petite calée dans le dos de son père par une longue écharpe. Seules ses jambes s’en échappaient et ballottaient au rythme du son qu’elle produisait et lui écorchait les oreilles. Par amour pour sa fille il était prêt à accepter toutes les souffrances. Cependant, voyant ses grimaces de douleur, sa tendre épouse, prévoyante, eut pitié de lui et lui mit des bouchons d’oreille pour le soulager. Elle reçut en remerciement un regard plein d’amour qui lui réchauffa à la fois le cœur et le corps.

La montagne n’était qu’à deux jours de marche de leur village, pas plus. La montée jusqu’au sommet les inquiétait davantage. Il s’arrêtèrent dans une auberge pour se restaurer et y passer la nuit. Elle se trouvait à la limite de leur comté mais le triste évènement les avait précédés. Ils furent très mal reçus. L’aubergiste n’eut nullement pitié de l’enfant. Ils furent jetés dehors comme des malpropres sous les regards écœurés des clients. Alice sanglota à l’idée de passer la nuit dehors, tel des mendiants :

« Annabelle n’y survivra pas, et moi non plus, sanglota-t-elle. »

Son mari la prit dans ses bras avec des mots de réconfort mais sa pensée était toute autre.

Ils entendirent alors un « psitt » qui les fit se retourner. Au coin d’une rue, se tenait un petit garçon d’une dizaine d’années aux cheveux frisés d’une étrange couleur orange encadrant un visage parsemé de taches de rousseur. Il leur faisait signe de les suivre de la main. Malgré la peur d’une embuscade pour leur prendre les quelques pièces en leur possession, ils n’eurent pas d’autre choix, vu leur situation, que de faire confiance. Ils lui emboîtèrent le pas. Celui-ci les mena à une grange. Il sortit de sa poche une grande clé qu’il inséra dans la serrure pour leur ouvrir les portes dévoilant un lieu, certes pas très chaud, mais au moins couvert. Ils entrèrent, méfiants, sous les regards d’une vache mastiquant du fourrage derrière sa mangeoire. L’animal se mit à meugler à l’arrivée des importuns, et ce son leur parut plus mélodieux que celui qu’il déclencha chez Annabelle.

« Vous ne risquez rien ici, leur assura le petit garçon, nullement surpris, vous pourrez vous reposer. Je viendrai vous réveiller pour partir demain. »

Là-dessus il sortit de sous son manteau un morceau de fromage et du pain ainsi que des gâteaux qu’il tendit à la petite.

« Tu n’as pas l’air d’avoir peur, constata simplement le papa. »

Il fit non de la tête.

« Pourquoi ? lui demanda-t-il.

— J’ai la même maladie

— Ah bon ? Firent en chœur les deux parents, à la fois étonnés et plein d’espoir. Et comment as-tu été guéri ? »

Le garçon baissa la tête.

« Je ne sais pas. Du plus loin que je m’en souvienne, j’ai toujours entendu mon père dire : “Il faut guérir le mal par le mal”, sauf qu’il le faisait en me tapant.

— Mon Dieu ! s’écria la maman. Pauvre petit, comme tu as dû souffrir.

— Au début oui, et puis j’ai fait semblant d’être comme les autres, j’ai caché ma maladie et un jour, elle est partie.

— Pauvre petit, répéta Alice. Tu n’as pas l’air d’être heureux. »

Le garçon ne releva pas. Il s’approcha d’Annabelle, l’observa longuement, attendri, puis lui caressa la joue avant de se diriger vers la porte.

« Pour boire, vous avez ce qu’il faut juste-là. »

Il désigna la vache avec un sourire entendu. Avant de sortir, Alice vint le serrer dans ses bras et le gratifia d’un merci chaleureux.

« Tu nous sauves la vie, ajouta-telle, mais au fait, comment t’appelles-tu ? »

Légèrement surpris par ce moment d’effusion, il se raidit et lâcha « Barrabas » avant de sortir précipitamment.

« Mais à quoi pensent les parents ! s’exclama Alice désolée. Donner un tel prénom à un enfant ! C’est une double malchance. La vie n’est vraiment pas juste. »

Son mari ne dit rien, davantage préoccupé par la façon dont il allait presser les mamelles de l’herbivore.

***

Le jour pointa son nez dans la grange à travers les lattes en bois. Ce ne furent ni les meuglements de la vache qui les réveillèrent, ni les oiseaux au dehors, ni la peur d’être surpris par le propriétaire mais leur fille qui avait les yeux grand ouverts et semblait vouloir imiter les oiseaux. Il fallait se mettre en route vers la montagne solitaire au plus vite. Ils avaient une journée entière de marche avant l’ascension et il leur faudrait trouver un autre abri avant de l’entamer.

Ils furent debout en un rien de temps, motivés par l’espoir de trouver une fois là-haut l’ermite et son remède. En sortant de la grange, ils découvrirent au pied de la porte une assiette contenant des gâteaux encore chauds.

« Brave petit garçon, il n’a pas osé nous réveiller, dit juste Alice en ramassant l’assiette. »

La vache meugla une dernière fois comme pour leur souhaiter bonne chance.

La seconde journée de marche ne fut pas à l’instar de la première. La pluie était au rendez-vous. Pire que le froid, elle pénétrait le corps, l’imprégnant de son humidité, glaçant chacune de ses fibres. Annabelle était protégée par un sac en toile de jute ôté de ses grains de maïs pris dans la grange avant de partir – protection sommaire mais efficace pour le chérubin.

Ils avaient réussi à trouver des endroits pour se mettre à l’abri des averses et des regards, ça et là sur la route, mais ne devaient pas traîner s’ils voulaient arriver au plus vite à bon port.

Annabelle continuait ses gargarismes insupportables mais à ce stade, ni sa mère, ni son père n’y prenaient plus garde. Ils avaient tous deux conscience qu’ils ne tiendraient pas le rythme bien longtemps et devraient vite trouver un endroit chaud pour se sécher et éviter la mort.

« Il y a Benjamine, songea soudain Alice à haute voix. »

Devant le regard perplexe de son mari, elle lui rafraîchit la mémoire.

« Mais si, la sœur de grand-mère Belle. Elle ne vit pas très loin. Au pied de la montagne si je me souviens bien. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? C’est idiot ! »

Zacharie ne pouvait se souvenir de ce membre de la famille pour une excellente raison : il ne l’avait jamais rencontrée. Le déshonneur provoqué par le mariage de sa sœur l’avait tenue à l’écart de leur village. Il n’était pas certain qu’elle leur vienne en aide.

Arrivés devant la maisonnée et après avoir tambouriné à la porte, celle-ci s’ouvrit sur une vieille dame desséchée, soutenue par une canne tout aussi tordue que son dos. Alice se dit qu’elle ne l’aurait pas reconnue en la croisant dans la rue. La réciproque ne se fit pas attendre.

« Qu’est-ce que c’est !, maugréa l’ancêtre, je n’achète rien ! »

— Pardonnez-nous, dit la jeune femme, nous sommes bien chez Benjamine Barthus ?

— Et qui vous êtes vous ? Rabroua la vieille dame sans confirmer son identité.

— Je suis la petite fille de votre sœur, Belle. »

La porte se referma sur un « je n’ai plus de sœur ».

Zacharie frappa de nouveau à la porte en criant :

« Je vous en prie, nous sommes trempés et notre bébé est malade. Par pitié, ouvrez-nous. »

Après quelques secondes qui parurent des heures, la porte se rouvrit lentement.

« C’était notre surnom à ma sœur et moi : BéBé. C’était du bébé par-ci, bébé par-là. Notre mère ne cessait de nous appeler ainsi. Et le votre, où est-il ? »

Le père se tourna dévoilant sa fille au regard suspicieux mais radouci de la vieille dame.

« Ce n’est plus un bébé, constata-t-elle. Bon rentrez, il n’est pas dit que je laisserai une enfant malade sous la pluie. »

Elle s’éloigna lentement de l’entrée pour les laisser passer.

Une fois au sec, Annabelle fit entendre sa voix ce qui provoqua chez la parente par alliance un grincement de son dentier. Mais contre toute attente elle s’en émut, visiblement nostalgique.

« Je reconnais en elle ma très chère sœur. Vous dites qu’elle est malade, qu’a-t-elle donc ?

— Vous n’avez pas entendu ? s’étonna le père.

— Sachez cher monsieur que j’ai une ouïe de jeune fille mais je n’entends pas ce que vous dites.

— Sa maladie c’est ce qui sort de sa bouche et qui devient plus fort chaque jour. »

La vieille dame émit un grognement qui ressembla à un rire.

« Vous pouvez me dire ce que vous comptez faire pour stopper ça ?

— On nous a parlé du sage en haut de la montagne solitaire. On part lui demander de l’aide.

— Ce vieux fou ? Je vous souhaite bon courage !

— Vous le connaissez ? »

Benjamine Barthus ignora la question et s’approcha de l’arrière-petite-fille de sa sœur disparue et lui sourit. Elle reçut en retour ce bruitage accompagné d’un piétinement qui fit trembler ses parents.

« Vous ne m’avez pas dit le nom de ce cher ange.

— Annabelle.

— Belle comme le jour, belle comme ton aïeule, un bel héritage en vérité. »

Puis elle s’adressa à ses parents.

« Il vous faudra une bonne journée pour grimper là-haut mais peut-être est-ce un mal nécessaire pour vous guérir.

— Vous croyez que nous sommes atteints également ? s’inquiéta la maman.

— Plus que vous ne croyez, répondit mystérieusement la parente. »

Elle s’éloigna ensuite vers une autre pièce et leur lança sans les regarder.

« Débrouillez-vous pour dormir, je suis une vieille dame sans domestique, vous comprendrez que je ne vous aide pas. »

Elle stoppa sa marche de tortue.

« Et je ne me vexerai pas si vous êtes partis avant mon réveil, ajouta-t-elle avant d’entrer dans sa chambre. »

La porte claqua derrière elle, laissant les parents de la petite fille cois.

« Ta grand-mère n’était pas comme sa sœur, constata Zacharie.

  • Pas du tout. Elle était douce et compatissante. Cependant j’ai toujours pensé qu’elle

n’était pas elle-même, qu’il y avait un mystère autour de son arrivée dans la famille.

— En tout cas, nous sommes tranquilles pour cette nuit. Nous partirons dès l’aube. Plus tôt nous arriverons au sommet, plus tôt nous aurons le remède. »

***

Au réveil, c’est dans le silence que les parents d’Annabelle rassemblèrent leurs affaires tout juste sèches et lui donnèrent à manger en provenance du plateau qui avait été déposé près d’eux pendant leur sommeil. Leur hôte avait finalement eu pitié. Ils respectèrent cependant son souhait et partirent sans la réveiller, laissant juste un mot de remerciement sur le plateau.

La pluie avait cessé. Alice et Zacharie se regardèrent avant d’entamer l’ascension, plus que jamais décidés à aller jusqu’au bout. Ils prirent la direction de la résidence du vieil homme d’un pas déterminé sous le regard de leur parente derrière le rideau de la cuisine.

Alice leva la tête et ne distingua pas le sommet, masqué par les nuages. L’angoisse la saisit mais le visage de sa fille lui donna le courage de prendre le chemin menant à l’ermite. Le trajet, bien que signalé par des flèches rouges, ne fut pas une partie de plaisir. La progression était gênée par le balisage effacé par la neige qui faisait son apparition. Puis il y eut le vent. A chaque fois qu’ils pensaient être arrivés, un nouveau sentier se dévoilait. Tantôt ils descendaient, découragés, tantôt ils remontaient, presque euphoriques. La maladie d’Annabelle semblait s’aggraver mais les parents tenaient bon. Après dix heures de marche ponctuées de haut et de bas, de découragement et d’espoir, quelque chose se profila à l’horizon ; une sorte de cabanon couvert de neige dont une fumée s’échappait de la cheminée. A l’idée d’un bon feu, Alice et Zacharie augmentèrent l’allure. Le mauvais temps n’avait pas altéré la joie de vivre d’Annabelle confortant ses parents dans leur décision.

Au moment où Zacharie allait toquer pour signaler leur présence, une voix stoppa son geste.

« Vous avez l’air perdus jeunes gens. »

Un vieil homme portant un fagot de bois, les observait. Il était affublé d’un bonnet rouge, d’un long manteau gris et d’une barbe blanche.

« Bonjour. Êtes-vous le vieux sage de la montagne solitaire ? demanda Zacharie.

— Vieux sans nul doute, s’esclaffa le singulier personnage, sage, ce sont les autres qui le disent. Ce qui est sûr c’est que vous êtes bien là où vous dites vouloir aller, enfin je crois. Le croyez-vous ? »

Sa réponse alambiquée laissa le jeune homme perplexe. Le sage posa son fardeau à terre le temps de fouiller d’une main dans une poche pour en retirer une grosse clé pour une toute petite serrure. Elle s’y inséra cependant parfaitement et fit entrer les voyageurs.

Alice murmura à l’oreille de son mari : « pourquoi fermer à clé alors que de toute évidence personne ne viendrait se perdre ici ? ».

Le vieux bonhomme l’entendit.

« Il y a des choses qu’il vaut mieux fermer à double tour. »

Le couple écarquilla les yeux en découvrant l’intérieur. L’un comme l’autre eurent l’impression de pénétrer dans un sanctuaire. Ils ressentirent immédiatement une chaleur dans tout leur être. Cela ne pouvait pas venir que de l’âtre. Un immense attrape-rêve trônait au-dessus et semblait agir comme un diffuseur d’énergie. Ou bien était-ce la Sélénite posée sur un coussin en soie dans un panier d’osier qui procurait ce bien-être ?

Aussitôt délivrée de l’harnachement qui la maintenait dans le dos de son père, Annabelle babilla et se mit à faire quelques pas en direction du vieil homme qui la recueillit dans ses bras. Ses parents poussèrent un cri mêlé d’admiration pour ses premiers pas, et d’horreur pour le mal qui s’était amplifié.

«  Quel son mélodieux ! Quelle chance vous avez d’avoir un tel petit ange ! s’exclama le sage. »

Le père n’en crut pas ses oreilles.

« Mélodieux ? Vous trouvez que ce grincement est mélodieux ?

— De la chance ?, renchérit la maman. »

Ils regardèrent l’étrange spectacle qui se jouait devant eux : un vieil homme faisant des « gouzis gouzis » à une enfant qui ne cessait de taper du pied au rythme de ses vacarmes vocaux, tous deux riant et rayonnant de bonheur, auréolés de la lumière des flammes en arrière-plan. Puis le vieil homme se tourna vers les parents et demanda gravement.

« Votre enfant me paraît en excellente santé, pourquoi pensez-vous qu’elle est malade ?

— Mais, parce que ce son horrible, et bien, ce n’est pas naturel, ce n’est pas normal, ça nous fait mal à nous, à tout le village. C’est forcément une maladie, un virus peut-être. Je vous en prie, aidez-nous, termina Alice des sanglots dans la voix. »

Un lourd silence s’installa. Le sage fit une grimace avant de reprendre la parole.

« Et bien sûr elle est la seule dans ce cas.

— Oui, répondit simplement le père.

— En êtes-vous sûr ?

— En réalité, intervint la mère, il y a bien eu ce petit garçon hier qui nous a dit l’avoir contracté avant d’en guérir.

— Tiens donc !, se moqua-t-il légèrement. Vous a-t-il expliqué par quel miracle ? »

Les deux parents baissèrent la tête.

« Pas vraiment, avoua le père. Mais je pense que les coups reçus, les moqueries, la honte et la solitude y sont sans doute pour quelque chose. »

Le « Ah ! » d’exclamation qu’ils entendirent ainsi que le doigt accusateur pointé sur eux, les firent culpabiliser malgré eux. Ils essayèrent de se défendre maladroitement.

« Que veut dire ce “ah” ? Nous n’y sommes pour rien, nous n’avons rien fait à ce petit garçon.

— Oui nous n’avons rien fait, renchérit la mère. Pourquoi nous accuser ainsi ? »

Le sage les regarda, suspicieux.

« Jusqu’où iriez-vous pour guérir votre fille ?

— Au bout du monde, répondirent-ils à l’unisson.

— Sans aller si loin, que seriez-vous prêts à faire pour qu’elle soit heureuse ? Que seriez-vous capable de sacrifier pour elle ?

— Tout, firent-ils de nouveau ensemble.

— C’est admirable, vraiment ! »

— Dites-nous et nous ferons. Allez, mettez-nous à l’épreuve, rétorqua Zacharie, vexé que l’on puisse mettre sa parole de père en doute. »

Il s’était avancé, vers le soi-disant sage, points serrés, d’un air de défit.

Ce dernier éclata de rire.

« Tout doux mon bon monsieur, tout doux, je vous crois. »

Son attitude plutôt désinvolte les décontenança. Ce fut d’un ton plus sérieux qu’il leur dit :

« Et bien soit, je vous prends au mot. Et si vous réussissez le test, je vous donnerai le remède. »

Alice et Zacharie exultèrent. Cependant, la réalité les rattrapa.

« Mais de quel mal Annabelle est-elle atteinte ? demanda la mère.

— Ce doux prénom sonne comme une mélodie à mon oreille, éluda le vieil homme en fermant les yeux. »

Il semblait savourer quelque chose que ni l’un ni l’autre ne comprenaient. Puis il inspira et sourit, comme s’il avait humé un parfum enchanteur. Le père fit un signe entendu à sa femme, signifiant « il est fou » mais le laissa faire.

« Ce mal, puisque c’est ainsi que vous le nommez, reprit soudain le sage, est répandu outre montagne. »

Il ne fit pas attention aux visages d’effroi des parents de l’enfant qui continuait à gambader à travers la pièce au mépris des multiples dangers sillonnant sa route.

« Sur le versant ouest du mont Refuge, se trouve une forêt…

— La forêt agonisante, coupa le père. Il paraît que tous ceux qui passent une nuit parmi les arbres grabataires n’en ressortent jamais indemnes.

— Ils deviennent complètement fous, précisa la mère.

— Nous verrons bien quand vous reviendrez, car vous allez y passer la nuit. Telle est votre épreuve. »

Alice émit un petit cri d’horreur et se jeta dans les bras de son mari qui l’étreignit pour la rassurer alors que lui-même ne l’était guère. Il accueillit la sentence cependant avec courage.

« D’accord, nous irons et nous la sauverons, lança-t-il pour relever le défi.

— Nous sommes perdus, geignit sa femme.

— Non ma douce. Nous y arriverons. Nous irons jusqu’au bout et tout ira bien.

— Voilà qui est bien dit, applaudit l’homme de la montagne. Maintenant, passons aux choses sérieuses. »

Il se dirigea vers une sorte de garde-manger pour y prendre une bouteille de lait aussi froide que si elle sortait d’un réfrigérateur et la tendit à Alice. Devant son étonnement, il la lui reprit pour le tenir quelques secondes au-dessus du feu sans se brûler. Lorsqu’il la lui redonna, elle était à parfaite température pour Annabelle. Il remplit ensuite chaque assiette d’une soupe qui mijotait dans le chaudron suspendu au-dessus des flammes rougeoyantes.

« Désolé, fit-il, je n’ai que ça à vous proposer, mais pour votre retour, le plein de victuailles sera fait.»

Les parents ne cherchèrent pas à savoir comment il allait faire, s’il descendrait de sa montagne avec un cabas et remonterait chargé comme une mule, ou s’il avait en effet une mule pour porter son chargement. Ils avaient un repas chaud, Annabelle avalait son biberon de lait avec un plaisir glouton, c’était ce qui leur importait.

Raconter la suite et la nuit qui s’ensuivit n’aurait aucun intérêt. Passons au lendemain.

***

La petite famille fut réveillée par les crépitements du feu dans la cheminée. Le vieil homme était en train de ranimer ce qui s’était éteint durant la nuit. Le soleil n’était pas encore levé mais visiblement, celui qui maintenant s’activait à dresser la table, avait décidé qu’il était l’heure pour eux. Tous mangèrent sans un mot, conscients de l’importance de l’enjeu dès qu’ils auraient atteint la tristement célèbre forêt. Le silence fut rompu par Annabelle qui s’exprimait bruyamment et le sage les rassura.

« Ne faites pas cette tête. Je n’ai aucune inquiétude quant à l’issue de cette histoire. Laissez votre peur à l’orée du bois, pénétrez-y avec courage, amour et espoir, et tout se passera bien. Prenez exemple sur votre fille. Son innocence et sa joie de vivre seront vos guides. »

Bien sûr ils ne comprirent que beaucoup plus tard la signification de ces paroles, mais n’obtinrent pas davantage d’explication.

Le temps était ensoleillé et la petite famille vécut la descente comme une journée de balade habituelle avec découverte de la nature environnante. C’est une fois devant les grands arbres délimitant l’entrée de la forêt que leur humeur s’assombrit. Seule Annabelle s’anima davantage avec des vocalises plus aiguës. Et chose incroyable, la nature semblait faire écho à chacun des ses babillements. Elle s’agita de plus en plus, obligeant son père à la libérer de son siège de fortune.

Alors qu’il la déposa à terre, elle s’élança, chancelante d’abord, puis d’un pas de plus en plus assuré, bras tendus en avant, vers l’appel des arbres.

Les premières minutes de stupéfaction passées, Alice et Zachary s’élancèrent à sa suite en criant :

« Non Annabelle, reviens. Attends-nous ! »

Peine perdue. La petite fille s’était jetée sans hésiter à la découverte du bois et disparut. La maman appela sa petite chérie encore et encore, hurla une dernière fois avant de s’effondrer de chagrin. Sa douce Annabelle avait été avalée par ces maudits bois enchanteurs. Le père cria le nom de son enfant à s’en arracher les poumons, faisant fuir tout animal qui aurait pu croiser leur route. Ils fouillèrent chaque buisson, soulevèrent chaque fougère, appelèrent leur tendre amour inlassablement mais ne reçurent en réponse que le bruissement des feuilles des arbres. Certains habitants de ces bois, petites bêtes sauvages et pourtant peu farouches, les regardèrent avec pitié en entendant leur douleur.

Le pire, raconteraient par la suite les parents, c’était qu’il leur semblait entendre leur fille tout le temps. Sa voix semblait avoir investi les sous-bois mais elle n’était pas seule. Un autre son l’accompagnait. Il leur était impossible de distinguer si c’était amical ou non.

Le jour déclinait. Ils allaient entamer la nuit dans ce lieu damné. Aucun des deux n’avait envie d’arrêter les recherches et pourtant, épuisés, ils s’endormirent au pied d’un arbre centenaire, curieusement apaisés par son contact, entourés et protégés par les êtres vivants de ces lieux mystérieux.

***

Ils furent réveillés le lendemain par le chant des oiseaux, surpris et heureux d’avoir survécu à cette nuit. Pourtant ils étaient bel et bien en vie et reposés. Blottis dans les bras l’un de l’autre, ils n’avaient pas eu froid. Ils sentirent même une douceur émanant du vieil arbre contre lequel ils s’étaient adossés. La triste réalité les sortit de cet étrange bien-être et ils se levèrent d’un bond ; ce n’était pas les oiseaux qui les avaient réveillés mais la voix de leur petite Annabelle qui, grâce au ciel, était toujours en vie.

Ils se remirent en route, guidés par le son. Leur petit ange était quelque part et à l’entendre, elle allait bien. Ils étaient sûrs à présent de la retrouver. Cependant, après des heures de vaine recherche. Alice se laissa tomber par terre et se mit à pleurer.

« Je veux revoir ma fille. Je veux la serrer dans mes bras. Plus jamais je ne lui dirai de se taire. Si elle revient, plus jamais je n’aurai honte de sa voix. Je ferai comme elle, et si les gens du village ne l’acceptent pas, nous irons ailleurs. »

Zachary serra sa femme contre lui.

« Nous la retrouverons et nous reviendrons au village sains et saufs.

— Tu le promets ? »

C’est alors qu’ils entendirent leur fille les appeler. D’aucuns diraient qu’elle était trop petite pour parler, et pourtant, ce fut bel et bien un « maman » qu’ils entendirent à deux reprises. Galvanisés par cet appel, ils coururent dans la direction de la voix et, après quelques minutes, arrivèrent dans une clairière où se trouvait une maisonnette. Elle était éclairée par un rayon de soleil qui traversait les feuillages denses du bois comme pour signaler sa présence. Ils stoppèrent devant la porte, effrayés de ce qu’ils pourraient découvrir. Annabelle était bien là, ils l’entendaient. La porte s’entrouvrit toute seule et ils sentirent une douce chaleur s’échapper de ce lieu.

Le spectacle qui s’offrit à eux les laissa bouche-bée. Une vieille dame aux longs cheveux blancs dans un fauteuil à bascule soufflait dans une espèce de bâton creux plein de trous. Leur fille tapait des pieds, tournait sur elle-même et émettait toujours ce son qui curieusement, ne leur parût plus aussi insupportable qu’avant, trop heureux de l’avoir retrouvée.

Alice se précipita pour prendre sa fille dans les bras et la serrer fort contre elle. Zachary les enveloppa toutes les deux. Sous le regard bienveillant de la vieille dame.

« Voici donc tes parents, Annabelle. »

L’enfant fit oui de la tête au grand étonnement desdits parents.

« Qui êtes-vous ? Se risqua Zachary.

— Je suis la dame de la forêt.

— Vous vivez là ?

— Bien sûr, j’en suis la gardienne. »

Sa tête fourmillait d’interrogations mais il n’arrivait pas à les formuler.

« Je sais, vous voudriez des réponses, anticipa la vieille dame. Pour ça il faut oser poser les questions. Mais attention, les bonnes questions.

— Il y en a des mauvaises ?, ne put-il s’empêcher de demander.

— Oh oui, plein ! Beaucoup trop à mon goût. C’est pourquoi je ne répondrai qu’à trois questions. Pour les autres, il faudra trouver vous-même les réponses.

Il regarda sa femme qui couvrait leur fille de baisers. Il posa la première.

« De quoi souffre notre fille ? »

La gardienne fit la grimace.

« Ce n’est pas une bonne question ».

Il ne comprit pas sa réponse, convaincu de la légitimité de son interrogation.

« Je vais considérer que c’était un essai malheureux dû à l’inquiétude, et faire comme si je n’avais rien entendu… Reformulez. »

Le ton impérieux de la dame le fit hésiter un instant. Cependant, conscient qu’elle lui donnait une autre chance, il prit son temps avant de se lancer de nouveau.

« De quelle particularité notre fille a-t-elle hérité ? »

A son sourire il comprit que cette fois-ci était la bonne.

« Bien. Annabelle a hérité d’un don, celui qui lui vient de ses deux arrière-grands-mères. »

Elle expliqua en détail.

« Anna avait un don, celui de ce que l’on appelle la danse. Elle ne pouvait s’empêcher de bouger dès qu’elle entendait de la musique, quelle qu’elle soit. Belle avait le don de ce que l’on appelle le chant. Une voix, tel un rossignol, qui enchantait la forêt dès qu’elle y pénétrait. Cela nous a manqué lorsqu’elle est partie se marier.

— Danser ? chanter ? musique ? Qu’est-ce que c’est ? »

La deuxième grimace lui fit comprendre que peut-être il venait de gaspiller une question. Elle y répondit malgré tout.

« Des choses qui hélas ont été bannies de là d’où vous venez. »

Devant l’incrédulité des parents, elle continua.

« Voilà fort longtemps, dans un village comme le votre, vivait un peuple en parfaite harmonie. Le jour il travaillait dans les champs, le soir il se retrouvait autour d’un feu pour célébrer la journée écoulée et celle qui allait suivre en chantant et dansant au son de la musique, comme le fait votre fille. Le bonheur irradiait cet endroit. Plus ils chantaient, plus ils dansaient, plus le bonheur s’élevait haut dans le ciel. Et lorsqu’il atteignait les étoiles, celles-ci se mettaient à scintiller. Plus elles scintillaient, plus leur rayonnement irradiait les autres villages et leurs habitants qui se mettaient à leur tour à chanter et danser. Ainsi allait le monde et il était heureux. Un jour cependant arriva un vagabond. Il n’avait pas de nom, il n’en avait jamais eu. Il avait l’air si malheureux que tout le village en était affecté. Les gens décidèrent de tout faire pour lui redonner le sourire. Ils lui apprirent à chanter mais il chantait faux. Ils lui apprirent à danser mais il s’emmêlait les pieds. Et quand il s’essaya à la musique, les notes leur écorchaient les oreilles. Cet homme, jaloux de voir les villageois heureux, finit par dévoiler sa vraie nature. C’était un homme mauvais, un sorcier qui allait de village en village pour s’approprier le bonheur des habitants car incapable de l’être par lui-même. Fou de rage, il leur jeta un sort. Il sortit une baguette de sous sa grande cape, l’agita en faisant un grand cercle et leur dit : “Par le pouvoir de ma sorcellerie, à partir d’aujourd’hui et jusqu’à l’infini, chants et danses seront bannis”. Un tonnerre gronda pour accompagner sa sentence et un éclair s’échappa du bâton maléfique pour s’éveler dans les airs. Les gens abasourdis se retrouvèrent soudain sans voix, sans pouvoir ni chanter ni danser, ni jouer de la musique. »

La vieille femme fit une pause et regarda Annabelle qui fixait ses grands yeux sur elle.

« Le sort affecta les étoiles. Celles-ci qui scintillaient grâce au bonheur des hommes, comprirent aussitôt le danger : elles allaient s’éteindre et disparaître à jamais. Elles ne pourraient plus diffuser aux hommes leur rayonnement et les hommes ne pourraient plus les irradier en retour. Il fallait réagir. Mais le mal fut terrible et presque instantané. Seule une infime poignée d’étoiles réussirent à garder leur éclat. Elles se cachèrent loin, très loin, et attendirent le moment propice pour agir. Hélas, la tâche est ardue lorsque l’on est peu nombreux. Les plus vaillantes se dévoilèrent pour lancer leurs rayons étincelants sur des enfants porteurs d’espoir, détruisant par là même leur propre lumière. Elles savaient pourtant leur sacrifice nécessaire pour que renaisse le bonheur. Le temps fut bien long avant que l’espoir ne revoit le jour. Les personnes bénies par ces étoiles et porteuses de ces dons ne réussirent pas à briser la malédiction. Nous savions cependant une chose : toutes les étoiles n’étaient pas éteintes et l’une d’elle, plus belle, plus étincelante, plus courageuse, un jour, très bientôt, inonderait de sa bienveillance un petit être qui serait porteur de notre salut à tous. »

Elle reprit son souffle.

«  Nous ? demanda Zacharie

— Annabelle ? demanda Alice en même temps. »

La vieille dame secoua la tête face à un dilemme.

« Je ne peux répondre à vos deux questions. Je pense que vous avez compris qui était votre fille. Quant-au nous, sachez que vous avez rencontré sur votre route des êtres avec ces dons, des personnes qui ont été obligées de les enfouir au plus profond d’eux-mêmes car ils faisaient peur, parfois même de s’exiler pour survivre. Ces gens ont perdu la mémoire. Il n’y a rien de pire que quelqu’un qui oublie les erreurs du passé autant que les bienfaits. Il suffirait de peu pour qu’ils la retrouvent. »

Elle fit une nouvelle pause.

« Avez-vous compris ? Votre enfant n’est pas malade, elle est pleine de vie, d’amour et d’innocence. Elle n’est pas différente, elle est unique. Votre amour est le plus puissant des remèdes. Non pas pour votre enfant mais contre l’ignorance des autres qui engendre la peur. Alors chantez, dansez, jouez de la musique. En portant votre enfant tout au long du chemin, vous l’aiderez à rendre son chant plus puissant, assez pour s’élever dans les airs et redonner vie aux étoiles. Elles pourront ainsi inonder à leur tour les êtres de leur bienveillance. »

Elle haussa les épaules avant d’ajouter.

« C’est la magie de la vie. »

Face à ces révélations, les parents d’Annabelle abreuvèrent la vieille dame de questions ce qui l’agaça visiblement. Elle allait les tancer vertement lorsque la porte de la chaumière s’ouvrit.

« Ne les gronde pas, dit le vieux sage descendu de sa montagne. Un peu d’indulgence. Tu n’as plus le droit de leur répondre, moi oui.»

Il s’approcha d’Annabelle qui lui tendait les bras et la souleva pour la faire virevolter autour de lui. Il déclencha un rire qui emplit l’habitacle et réchauffa le cœur de ses parents.

« Vous n’aurez pas toutes les réponses aujourd’hui, leur dit-il en reposant leur fille qui en redemandait. A vous de les trouver par vous-même.

— Comment faire changer d’avis les gens du village ?, s’inquiéta la maman.

— Ce ne sera pas facile j’en conviens. Mais avec amour et persévérance, les mentalités changeront. Ce sera votre famille d’abord, puis les amis… ou l’inverse, rectifia-t-il avec une moue comique, et petit-à-petit le changement gagnera tout le village, puis le village voisin. Les étoiles brilleront de nouveau, elles aussi, de plus en plus et vous aideront dans ce travail de reconstruction. 

— Mais comment être sûr qu’il n’y aura pas un autre sorcier avec un mauvais sort ?

— On n’est jamais sûr de rien. Ce travail est un travail de tous les jours mais soyez surs d’une chose tous les deux : autant un virus peut propager la maladie comme une traînée de poudre et faire beaucoup de dégâts, autant la bonté a le même pouvoir. A vous de choisir votre camp. »

Alice et Zacharie se regardèrent puis reportèrent leur attention sur leur fille qui dansait au son de l’étrange bâton de la vieille dame. Le vieux couple échangea un regard entendu. Il sut à cet instant que tout se passerait bien désormais et que l’espoir perdu voilà bien longtemps, allait renaître.

« Bon, ce n’est pas tout, mais j’ai des courses à faire avant de remonter sur ma montagne, dit le sage avant de disparaître comme il était venu.

— Il est temps pour vous de repartir également, renchérit la vieille dame. »

Elle sentit l’inquiétude de la mère à l’idée de repartir dans les bois.

« N’ayez pas peur de ma forêt, elle n’est pas plus dangereuse que sa montagne. Partez confiants, soyez attentifs et vous verrez votre chemin se dessiner peu à peu, vous entendrez toutes sortes de sons pour vous guider. »

Le père prit sa femme dans les bras et la réconforta.

« Nous y arriverons, tous les deux, pour Annabelle. »

***

Et c’est ce qu’ils firent dès le lendemain, après une bonne nuit réparatrice. Le retour leur parût plus léger. Ils prirent leur aventure comme un amusement sans jamais s’inquiéter de ce qu’ils rencontrèrent sur leur route car ils savaient qu’au bout se trouvait une nouvelle vie.

Le chemin qui se dévoila au fur et à mesure de leurs pas contournait la montagne. Il leur sembla même entendre des voix provenant des arbres, sans doute dues au vent dans les feuilles. Ils se sentaient observés mais curieusement nullement apeurés car des traces apparaissaient ça et là, leur indiquant la bonne direction. Elles étaient peut-être déjà là à leur arrivée mais ne les avaient pas remarquées. Le retour leur sembla miraculeusement plus court, plus rapide. Heureux à présent de voir qu’ils n’étaient plus très loin de leur maison, ils accélèrent le pas. En passant devant la maison de la grand-tante Benjamine, ils ne la virent pas les regarder derrière la vitre de sa cuisine, le sourire aux lèvres. Sans s’en rendre compte, ils s’étaient mis à chanter au rythme de leurs pas et les gazouillis de leur fille. Le travail était en marche.

Ils passèrent devant la grange du petit garçon qui se remit à fredonner et à battre la mesure avec un pied en les voyant, ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps. Il n’avait rien oublié.

A l’entrée de leur village, ils stoppèrent. Les habitants s’étaient rassemblés sur la place de l’église à leur arrivée, certains toujours avec les mêmes grimaces de dégoût, d’autres d’inquiétude. Les parents d’Annabelle n’avaient pas vu qu’ils avaient été suivis par une poignée de personnes, Benjamine et Barrabas en tête. Fort de ce soutien inattendu, le père sortit sa fille de derrière son dos pour la prendre dans ses bras et se mit à esquisser quelques pas de danse au son de la voix de sa femme. Le groupe derrière lui entonna le même chant scandé par le clappement de leurs mains.

La réaction ne se fit pas attendre. Des villageois s’enfuirent se barricader dans leur maisons, d’autres restèrent en se bouchant les oreilles avec leurs doigts, d’autres plus courageux, restèrent, intrigués par le curieux spectacle.

Contre toute attente, la boulangère du village osa un pas dans leur direction. Son mari essaya de la retenir mais elle se dégagea et lui attrapa la main pour l’entraîner avec elle. Ils se mirent alors à danser au son de la mélodie.

Puis ce fut au tour du bûcheron qui avait laissé tomber sa hache, saisissant la taille de la crémière dont il était amoureux en secret mais n’avait jamais osé approcher. Celle-ci d’abord surprise par tant d’audace, se laissa également entraîner dans l’aventure le rouge aux joues.

Le soir était tombé et la scène qui s’offrait à la nuit ravit les étoiles en sommeil depuis tant d’années. La malédiction était en train de se lever. Elles savaient cependant que le changement serait lent et leur travail de longue haleine. Mais c’était un bon début.

Du haut de leur observatoire, ravies de leur éclat recouvré, elles lancèrent leurs rayons au hasard sur la terre, sachant qu’un jour viendrait enfin où tous pourraient de nouveau vivre heureux, dans la magie retrouvée.

FIN

6 réflexions sur « LE DESTIN D’ANNABELLE »

    1. Ce conte est « presque » le premier écrit. Je dis presque car j’avais commencé celui pour mon fils (qui paraîtra bientôt) et que j’ai terminé l’année dernière pour ses 30 ans. Celui-là est dédiée à une amie et je l’ai écrit en 2015.
      Quelqu’un m’a dit de les faire éditer. Bien sûr c’est dans mes projets sauf que souvent ils doivent être accompagnés d’illustrations… et j’avoue ce n’est pas mon fort (peut-être devrais-je m’y mettre ?). Toujours est-il que cette personne m’a proposé de le faire et donc… qui sait « les contes de la mère Véro »…

    1. Bonjour Vanessa, merci pour ton gentil message. Le destin d’Annabelle a été mon premier conte écrit pour une amie qui se lançait dans la musicothérapie… et voilà. Mais as-tu lu « petite Véronique » ? Car celui-là c’est toi (enfin eux) qui me l’a soufflé. D’ailleurs je vais bientôt mettre en ligne la suite. Bisous et à bientôt

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