Désorienté

L’histoire se passe dans un endroit désertique, une terre aride où rien ne pousse. Pas le moindre brin d’herbe ni même un cactus.

Un homme s’avance sous un soleil torride, les vêtements en lambeaux, la peau décharnée, la gorge sèche. Il ne sait pas depuis combien de temps il marche. Ses pieds le portent avec peine, ils ne le feront plus très longtemps sous cette chaleur de plomb. Ses chaussures usées laissent entrer les cailloux, blessant un peu plus ses orteils déjà meurtris.

Il n’a pas croisé âme qui vive. Pas de lézards, scarabées, serpents, scorpions, ni même moustiques pour achever sa décomposition. Il est seul, fatigué, épuisé.

A le voir il paraît vieux, pourtant il est dans la fleur de l’âge : une fleur fanée cependant en cet instant il faut bien l’avouer. Le pire c’est qu’il ne sait comment ni quand il en est arrivé là. Il a même songé à un moment qu’il rêvait mais la chaleur l’a rattrapé… et cette soif ! Une soif qui fait mal, qui écorche vif sa gorge, qui gonfle sa langue devenue râpeuse. Est-ce un test ? une épreuve ? un jeu dont il serait le participant malgré lui ? Et ce lieu, existe-t-il réellement ? est-il sur terre ? Bien sûr il a été enlevé, téléporté pendant son sommeil. Ça ne peut être que ça. Un endroit pareil ne peut exister.

Un pas de plus, encore un.

Ses yeux aussi n’ont plus de larmes. Son corps ne transpire plus. Ses genoux flanchent. C’est pour bientôt, il le sait, il le sent, il l’espère. Il l’attend cet instant où, vidé de toute lueur, il s’écroulera et attendra dans une semi-inconscience qu’on veuille bien venir le prendre. Il serait tellement facile de s’allonger, là, maintenant, tellement doux peut-être, et puis s’endormir. Qu’est-ce qu’il attend ? Ce serait si simple de dire stop, de s’écrouler et patienter. Oui ce ne serait plus très long avec cette atmosphère étouffante.

Encore un pas.

Un caillou le fait trébucher. C’est le signal. Il y est. Mais non. Instinctivement il se raccroche à un rocher, s’y appuie quelques secondes pour reprendre son souffle. Quel souffle ? Il n’en a plus. Plus rien ne sort de sa bouche. Ni son, ni cri, ni même la toux qui tente une percée. Il est à l’agonie.

Encore un pas.

Pour quoi faire ? Rien ne viendra le sauver cette fois. Il n’arrive plus à penser. Son cerveau est en bouillie. Des visages se superposent, des idées sans queue ni tête. Sa vision se trouble. Les hallucinations le guettent. Bientôt il verra une oasis et, persuadé qu’elle est réelle, il tentera une course désespérée pour la voir disparaît à son approche. Quelle cruauté !

Encore un pas.

Il en est sûr à présent. Ce n’est pas la terre. Un tel endroit n’existe pas. Un lieu où rien ne vit, ne pousse, ni même l’espoir. C’est impossible sur la planète bleue. Comment est-il arrivé là ? La mémoire lui fait défaut. Elle est semblable à de la marmelade d’orange douce-amère au goût acidulé. Il racle la langue sur le palais. Que ne donnerait-il pas pour de la marmelade d’orange ! Il ne veut pas prononcer les mots – de toute façon il ne peut pas – mais oui, il se damnerait presque pour de la marmelade d’orange. Presque, parce qu’au fond de lui il y a un relent de dignité. Ou bien est-ce de la fierté mal placée ? une peur ancestrale bien ancrée ?

Il hoquette. Le délire vient de commencer. Il sourit à sa bêtise et avance encore d’un pas.

Soudain un visage lui fait face qui le fait stopper net. Il en tomberait presque. Un homme se tient debout devant lui, frais, bien mis, souriant.

« Que fais-tu là ? »

Cette voix cristalline le sonne un peu. L’hallucination gagne du terrain : la vue, l’ouïe… il tente le toucher mais ses bras ne répondent pas. Au prix d’un effort surhumain il arrive à lever un bras qui n’atteint pas sa cible et retombe comme un poids mort le long de son corps.

« Es-tu perdu ? »

Une drôle de question en vérité. Perdu ? Encore aurait-il fallu qu’il sache où il devait se rendre. Il essaie d’articuler un mot mais il ne sait même pas quoi dire. Un sursaut de lucidité lui fait cligner des yeux pour faire disparaître sa vision.

« Que fuis-tu ? »

L’égaré veut reculer mais ses pieds, bien décidés à aller de l’avant, refusent de lui obéir.

Encore un pas.

Lui qui croyait ses sentiments aussi secs que le sol qu’il foulait, se surprend à voir resurgir un sentiment de colère. Comment osait-on se moquer de lui ? Quoi qu’il ait fait cela méritait-il l’humiliation ? Ne souffrait-il pas déjà  assez?

« Que veux-tu ? »

Ce qu’il voulait, il ne pourrait jamais l’exprimer. La vie le quittait.

« Quoi ? »

L’insistance de la voix lui fait entrevoir une lueur qui n’est pas celle du soleil. Il réussit péniblement à murmurer : « eau ».

« Enfin ! »

Le vagabond ne comprend pas. Il n’en a pas la force. Il a honte sans savoir de quoi. Il regarde alors ses pieds, et comme le mirage qu’il redoutait, les yeux rivés sur le sol, il sent un souffle frais soulever ses cheveux collés au visage. C’est alors qu’il voit l’eau caresser ses orteils telle une vague venant s’échouer à ses pieds. Ses sensations le trahissent. Est-ce bien de l’eau qui vient le narguer ? Il n’ose bouger de peur de la voir disparaître. Puis vient le bruit, celui de l’eau qui gronde. Il lève la tête et se retrouve face à une vague qui lui paraît immense. Sa fin est proche. Après la traversée du désert c’est la noyade qui le guette. Il se sent submergé, bringuebalé sans ménagement. C’est la tempête. L’eau s’étend à perte de vue ; il est perdu au milieu d’un océan déchaîné. A plusieurs reprises il pense sombrer, emporté au fond par une lame meurtrière mais à chaque fois il remonte, se demandant comment s’en sortir. N’était-il pas mieux dans le désert finalement ? Il suffoque. L’eau rentre dans sa bouche, ses narines. Il crache, tousse, une autre vague l’amène de nouveau au fond, un peu plus profond. Comme il serait bon de se laisser aller mais encore une fois il remonte, recrache, arrive à crier mais sa voix est couverte par le grondement de la mer en colère. Lui aussi l’est. Pourquoi doit-il subir ça ? Qu’a-t-il fait ?

« Rien. »

La voix. C’est lui. Il est là. Le naufragé scrute l’immensité océane pour le trouver. Il est tout près, flottant assis sur l’eau, comme surfant sur une vague, disparaissant et réapparaissant sur une autre. Son sourire l’agace, lui le malheureux qui lutte contre les éléments, car la pluie commence à tomber déchaînant un peu plus la houle.

Cette fois-ci pas de doute. Il n’y survivra pas. A quoi bon de toute façon ? Il regarde l’horizon, sombre, agité, il est épuisé et se surprend à espérer une île, lui qui vient de l’enfer de la terre.

« Qu’est-ce qui te fait vibrer ? »

La voix le nargue. Comme s’il pouvait savoir là, à l’instant T ce qui pourrait le faire sortir de là. Il ne sait même pas ce qui l’y a amené. Il n’arrive pas à réfléchir.

« Es-tu résigné ? »

Oui. Non. Il ne sait pas. Il ne l’a jamais été. Il s’est toujours battu pour sa famille, ses amis, son travail ; c’est ce qui le maintenait à flot, le faisait se sentir exister…

« Voilà. »

Quoi voilà ? Que veut dire ce voilà ? Il est en colère. C’est donc ça qu’on lui reproche ? D’avoir vécu pour les personnes qu’il aimait et un travail qui le passionnait ?

« Toi seul peut savoir. »

Et tel un film rembobiné, il voit sa vie revenir en arrière – le signe que c’est fini sans doute – pour revenir au début et défiler devant ses yeux, grand ouverts, tournés vers le ciel. Il voit tout ce qu’il a accompli : les épreuves passées avec brio, ce qu’il a construit autour des autres, encore, un peu plus, toujours plus jusqu’à ce que sa flamme vacille, prête à s’éteindre. Il a un flash. Une chanson : « j’aurais voulu être un artiste ». Mais oui ! Comment a-t-il pu oublier ?

« As-tu compris maintenant ? »

C’était ça ? Il avait oublié ce qu’il était vraiment, ce qu’il aimait faire, réaliser pour et par lui ?

Il réfléchit alors d’une voix claire couvrant le bruit de la mer.

« A quel moment ai-je douté de moi, de ma force créatrice, de mes capacités à me réaliser ?

A quel moment ai-je pensé que c’était égoïste, et que vivre pour soi était incompatible avec vivre avec les autres ?

A quel moment ai-je cru que je devais recevoir une récompense de ce que je donnerais ?

A quel moment ai-je imaginé qu’être comme les autres m’ouvrirait la porte de mon paradis ?

A quel moment ai-je pensé qu’être différent était la porte de leur enfer ?

A quel moment ai-je été persuadé que vivre pour les autres me faisait me sentir vivant ?

Mais plus que tout :

A quel moment ai-je eu peur d’être moi-même ?

C’est alors que l’homme qui depuis des heures, des jours, des mois, des années, se battait contre les éléments, réalise qu’il se battait contre lui-même, que ce qu’il traversait n’était que l’image de ses doutes, ses colères, ses peurs. Il s’était fourvoyé durant toutes ces années et n’avait pas été honnête envers lui. Il s’était trompé. Il avait eu la certitude que vivre à travers ou pour les autres, lui permettait d’être vivant sans réaliser qu’une fois partis, ils laisseraient un gouffre vide de sens.

Comment aider les autres si l’on ne s’aide pas soi-même ?

Fort de cette révélation, il se sent soulevé par une dernière vague qui, au lieu de l’amener au fond, le dépose délicatement sur le rivage de sable blanc, doux et chaud, bordé d’une forêt verdoyante ; il est sauvé. Il s’est sauvé. La mémoire lui revient.

Et vous, à quel moment avez-vous oublié de vous émerveiller, de tout, de rien ? de chanter ? de danser ? de rire ? de vous mettre à la peinture ? la couture ? l’écriture ? la lecture ? le dessin ? le sport ? de vous promener en forêt ? de marcher pieds nus dans l’herbe ou sur le sable ? de dire non parce que vous n’avez pas envie ? ou tout simplement de rester sans rien faire car parfois le silence ça fait du bien ?

Vous qui êtes perdus dans le désert, qui vous sentez sombrer dans une mer déchaînée, posez-vous. Prenez le temps de vous interroger. Que pourriez-vous faire ou ne pas faire pour vous faire du bien ? La réponse ne viendra peut-être pas de suite car l’oubli est souvent tenace, mais tel le noyé qui refait surface, vous reprendrez votre souffle, petit-à-petit, et la mémoire vous reviendra ; votre âme vous parlera, et vous pourriez bien être surpris par ce que vous entendrez.

Namaste.

3 réflexions sur « Désorienté »

  1. Je dirais ….. »Le géant qui sommeille en vous  »
    😉
    Je me demande de qui on parle…. 🤣…
    Très bien écrit et très belle leçon de vie 👍 bravo 👏

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